Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

augmente sa douleur. Ce sont des fakirs de la mélancolie, et s’ils ne passent pas leurs jours et leurs nuits sur la colonne de Siméon le Stylite, c’est que la hauteur de leurs mépris leur en tient dieu. Du sommet de la montagne sans décroiser leurs bras cloués sur leur poitrine, ils regardent couler à leurs pieds le grand fleuve trouble et impur de la vie, charriant sans cesse ses fanges ses immondices et ses cadavres.

« Un écrivain anglais fort distingué, sir John Lubbock, également connu par ses ouvrages sur les temps préhistoriques, sur l’origine de la civilisation, et par ses ingénieuses recherches sur les métamorphoses des insectes, sur l’intelligence et les mœurs des fourmis et des abeilles, s’est dérobé quelque temps à ses études favorites pour prêcher le mouvement aux fakirs, la gaîté aux mélancoliques, la belle humeur aux indifférens, et pour convertir au bonheur les martyrs de l’ennui volontaire[1]. Son dernier livre, intitulé : les Plaisirs de la vie, est un réquisitoire en forme contre le pessimisme. Il se plaint que le nombre des ennuyés va croissant, qu’ils se multiplient tout particulièrement dans la Grande-Bretagne, que l’Angleterre mérite moins que jamais son antique surnom de merry England. Il nous assure avoir été lui-même dans sa jeunesse sujet à des accès d’humeur noire, de sombre abattement, de dépression morale, de low spirits. Étant devenu depuis, comme il l’avoue, parfaitement heureux, il attribue son bonheur non-seulement aux bonnes chances que la fortune lui a ménagées, mais surtout à l’usage qu’il en a su faire, et il nous fait part de ses recettes. Secondant sur ses expériences personnelles, il passe en revue toutes les joies que nous offre ce vaste univers, et il nous enseigne comment il faut s’y prendre pour exprimer le suc et le miel de la vie. Ces deux agréables petits volumes, où les sages conseils s’entremêlent de citations bien choisies et d’anecdotes piquantes, paraissent avoir eu un très grand succès en Angleterre. Cela prouve que les malades, désireux de guérir, y sont nombreux. Leur médecin les a-t-il guéris ? Nous ne savons trop qu’en penser.

Le bonheur est souvent insolent ; celui de sir John Lubbock est modeste, il ne répète pas sans cesse : Faites comme moi. Mais en définitive c’est à peu près ce qu’il dit. Le malheur est que sa félicité est fort compliquée et qu’il ressemble à ces médecins qui prescrivent aux malades pauvres des remèdes coûteux. Il a été dans des affaires ; il en a profité, pour faire sa fortune, et il a employé ses loisirs à cultiver son esprit et ses talens divers, à donner à son être tous des modes imaginables. Le bonheur, tel qu’il l’entend, est une institution éminemment aristocratique ; c’est un paradis délicieux, où des pauvres diables auront bien de la peine à entrer. « Je voudrais avoir de l’argent, disait

  1. The pleasures of life, by sir John Lubbock. Londres, 1889 ; Macmillan and C°.