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les réformes à y introduire. Elle s’étonne, et non sans raison, de voir l’institution. du mariage ainsi mise en péril là où, plus qu’ailleurs, semble-t-il, on la supposerait assise sur des bases inébranlables, entourée de toutes les garanties désirables. Comment expliquer en effet un pareil résultat chez un peuple religieux par conviction, froid par tempérament, moral par instinct, profondément respectueux de la femme, à laquelle il reconnaît, outre l’égalité des droits, des privilèges sociaux qu’elle ne possède que dans le nouveau monde ? Comment admettre que ces facteurs divers dont chacun, pris individuellement, constitue à lui seul une force morale au service d’une cause sociale, dont l’agrégation représente l’ensemble des conditions requises pour assurer au lien conjugal la double consécration divine et humaine, aboutissent, en fin de compte, à relâcher ces liens au point que l’on pourrait croire qu’ils ne subsistent plus que par la volonté des contractans et non par l’autorité de la loi ?

Certes on ne saurait prétendre que, battue en brèche par une littérature licencieuse, tournée en ridicule sur un théâtre où le succès se proportionnerait au scandale, discutée par les publicistes, l’institution du mariage soit, aux États-Unis, le point de mire d’attaques incessantes et répétées et, qu’indifférente aux droits de la femme, l’opinion publique n’ait, pour ses contempteurs, que fâcheuses complaisances. Loin de là, romanciers, auteurs et journalistes semblent avoir assez à faire de se défendre sans attaquer ; ils demandent à grands cris un peu d’air et d’espace, ils étouffent, disent-ils, dans les limites étroites où les exigences de la femme les confinent, et si, dans ces derniers temps, leurs protestations sont devenues plus vives, leurs prétentions n’ont, à coup sûr, rien d’excessif. « Depuis l’auteur de Tom Jones, écrivait Thackeray, pas un romancier chez nous n’a pu peindre l’être humain tel qu’il est. Il nous faut le vêtir d’une certaine façon, lui donner une attitude et un langage de convention. Nos lecteurs, et moins encore nos lectrices, n’admettent pas le naturel dans notre art. »

Il y a trente ans de cela et, depuis, les écrivains américains n’ont cessé de rééditer les plaintes de Thackeray. Ils s’en prennent à « la jeune fille, cette idole à laquelle on sacrifie tout, cette terreur des éditeurs et des directeurs de Revues qui se courbent devant elle, esclaves de ses goûts, de ses préférences, tremblans à l’idée d’offenser sa pudeur, de froisser ses délicatesses. » Hider Haggard et Ouida en Angleterre, Boyesen, Julian Hawthorne, Lathrop et même Henry James aux États-Unis réclament leur affranchissement de « cette insupportable tyrannie. » Partisans convaincus d’une littérature nationale, s’ils estiment l’heure venue de secouer le joug, si les plus impétueux affirment comme Edgar Fawcett que « la