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et bien mariées, l’un de ses fils avantageusement établi dans un autre village. Josué habitait avec son père et s’occupait de tenir les comptes, de rédiger les contrats et de suivre les procès, car sa « profession de savant » l’avait rendu impropre aux travaux manuels. Il s’adonnait aussi avec succès au commerce. Le caprice d’un intendant changea soudain cette prospérité en misère. Rien n’est plus instructif pour l’histoire des juifs polonais que la simplicité avec laquelle le vieux Joseph fut dépossédé de ses biens.

Ce fut la faute de Josué. Ainsi que son père pour les réparations du pont, il s’obstina à se retrancher dans son droit, comme s’il y avait eu un droit pour ses pareils, et expia amèrement son infatuation. Quelques barils de harengs et de sel lui avaient été expédiés de Königsberg sur un bateau appartenant au prince Radzivil. À leur arrivée à Sukoviborg, l’intendant du prince se les appropria. Au lieu de saluer et de remercier de l’honneur grand, Josué clabauda, disputa et, finalement, plaida. L’intendant perdit son procès, garda le sel et les harengs et se débarrassa de ce malappris en donnant la grande ferme, ses dépendances et tout leur contenu à un autre juif, « la plus grande canaille de tout le pays, » avec lequel il partagea le butin. On était au cœur de l’hiver. Le vieux Joseph mit sa famille sur une charrette, sortit de Sukoviborg, et tout fut dit : « Nous errâmes dans le pays, raconte son petit-fils, comme les israélites dans le désert d’Arabie, sans savoir où et quand nous trouverions un lieu de repos. »

Après avoir erré quelque temps, ils rencontrèrent des terres à louer et s’y établirent ; mais rien ne leur réussissait à présent, et la détresse de la famille augmentait. Ce fut alors que Josué prit son fils Salomon et l’envoya à une école de talmudistes, afin qu’il devînt la gloire des siens et leur sauveur.


III

Pour comprendre la résolution de Josué, il faut se rendre compte de l’importance des études talmudiques dans la Pologne d’alors. Chacun sait que le Talmud est un recueil de traditions et de commentaires formant une sorte de code, « qui embrasse dans la multiplicité de ses prescriptions l’ensemble de la vie civile et religieuse de chaque israélite, et assure l’unité de la foi par l’uniformité des pratiques cérémonielles[1]. » Depuis une quinzaine de siècles qu’il est écrit, les docteurs juifs ont eu sans cesse à l’interpréter. Il en sera de même, selon toute vraisemblance, dans les siècles à venir. Le changement perpétuel des idées et des mœurs donne

  1. Th. Reinach.