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L’ambition de toutes les familles était de posséder un fils talmudiste. C’était un grand honneur, et ce pouvait être une bonne affaire, à moins que le fils ne fût un homme simple, comme Josué, qui ne sut jamais tirer parti de son titre de rabbin. À défaut de fils, on tâchait de se procurer un gendre talmudiste, et les jeunes rabbins à marier étaient un article de commerce très recherché. Les gens aisés les achetaient pour leurs filles et n’hésitaient pas à y mettre le prix. M. Théodore Reinach rapporte qu’on les menait aux foires, comme les vaches et les moutons. Salomon Maimon supprime ce détail, mais il nous apprend quelles étaient les conditions ordinaires de la traite des rabbins.

Le jeune garçon à vendre pouvait être borgne, bossu, boiteux, galeux, sans perdre un sol de sa valeur. Le père de famille en quête d’un gendre ne s’occupait que de sa science et de son éloquence. Lorsqu’il avait mis la main sur le « phénix » cherché, il faisait prix avec le père et payait d’avance, le jour des fiançailles. Ce n’était pas tout. « Outre la dot, continue Maimon, qu’il donne à sa fille, et dont il lui paie les intérêts, il s’engage à la loger avec son mari, à les nourrir et à les habiller pendant six ou huit années après le mariage, de manière que le savant gendre puisse continuer ses études aux frais de son beau-père. Au bout de ce laps de temps, il touche la dot de sa femme et est promu à quelque emploi savant, à moins qu’il ne passe toute sa vie dans un loisir savant. Dans les deux cas, sa femme dirige la maison et s’occupe des affaires. » On verra tout à l’heure quels étaient les prix courans des sujets distingués.

On préparait ces précieux jeunes gens à leur rôle par une éducation insipide, qui était pourtant un chef-d’œuvre en son genre. Afin d’assurer la pureté de leur foi, on veillait attentivement à ce qu’aucune idée étrangère ne vint jeter le trouble dans leurs jeunes esprits, et l’on atteignait ce but en proscrivant tous les livres, à l’exception de la Bible et du Talmud. Ils n’en voyaient point d’autres pendant toute la durée de leurs études, pas même une grammaire ou un dictionnaire, à plus forte raison un livre d’histoire ou de science : « Celui qui comprend le Talmud comprend tout., » disait Josué à son jeune fils, et il lui défendait formellement ; dans l’intérêt de son travail, d’ouvrir les quelques volumes profanes de sa bibliothèque.

La sagesse de ces précautions apparaît dans le récit de Maimon, bien qu’il ne cesse de les maudire. Dès que les futurs rabbins savaient lire la Bible en hébreu, ils se rendaient à des écoles spéciales, où l’étude du Talmud comprenait trois degrés : la traduction (en patois de juif polonais), l’explication et la dispute. C’était au cours du troisième degré que se fondaient les réputations de