Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/800

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’expliqua. Le malaise de la jeune personne avait une très bonne cause. Comment aurait-il pu en être autrement ? Depuis sept semaines que j’avais quitté Königsberg[1], je n’avais pas changé de chemise, et j’avais couché dans les écuries d’auberge, sur de la paille qui avait déjà servi à combien d’autres ! » Que pouvais-je faire ? conclut Maimon. Rien, évidemment, si ce n’est s’en aller le plus tôt possible avec ses puces. C’est le parti qu’il prit, mais il avait le cœur gros de quitter un si bon râtelier.

La vue des toits de Berlin lui fit oublier ses maux. Volontiers, il aurait crié : « Berlin ! Berlin ! » comme les croisés, jadis, crièrent : « Jérusalem ! « Il ignorait, le malheureux, que l’Allemagne avait été inondée par un flot de rabbins polonais, qui étaient venus voir si l’on mourait moins de faim au-delà de l’Oder qu’en deçà. Accueillis avec empressement à cause de leur érudition talmudique, ils avaient infusé leur haine inepte de la science et leurs préjugés grossiers aux communautés allemandes, qui n’en avaient déjà pas besoin. Celle de Berlin était à la fois l’une des plus importantes et « des plus rigoureusement orthodoxes. Un jour, un des fidèles fut expulsé par les anciens pour avoir été surpris lisant un livre allemand ; un autre fut menacé de la même peine pour s’être rasé la barbe[2]. » Berlin avait pourtant Moïse Mendelssohn, le doux et éloquent philosophe, apôtre de la tolérance et du progrès, qui venait, nouveau Luther, de traduire en langue vulgaire une partie de la Bible hébraïque ; mais les idées libérales de Mendelssohn n’avaient pas encore pénétré la foule juive, et Maimon allait en faire l’amure expérience.

Rien à espérer, d’autre part, des chrétiens. Les juifs d’Allemagne étaient soumis à des lois d’exception, détestés et parfaitement méprisés. C’était le temps où chaque juif « protégé » par sa majesté le roi de Prusse était tenu d’acheter chaque année une certaine quantité de porcelaine, pour faire aller le commerce des chrétiens ; il n’y a pas longtemps, on conservait encore dans une famille israélite de Berlin toute une collection de magots acquis ainsi, volens molens, pour obéir au règlement. C’était le temps où presque toutes les villes avaient des ghettos, d’où il ne faisait pas bon sortir. Un de nos premiers hébraïsans, qui vit encore, m’a conté qu’il avait été élevé dans le ghetto de Francfort et que les gamins lui jetaient des pierres lorsqu’il franchissait sa frontière. C’était le temps, en un mot, où le Dieu d’Israël n’avait pas encore fait de la joie avec la tristesse et donné le monde occidental au fils des prophètes pour a supplanter le badaud qui le persécute, se

  1. Dont quatre semaines de mal de mer.
  2. Théodore Reinach.