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contradiction de son esprit avec l’esprit de son temps. C’est que la musique est une forme, ou, pour prendre le langage des philosophes, une catégorie de la pensée plus spéciale et plus vague à la fois que toute autre, bien que l’art ne se rapporte pas avec moins d’exactitude que la littérature au milieu contemporain, le rapport est plus délicat à saisir et à signaler. Des chefs-d’œuvre musicaux répondent à des besoins aussi formols, mais moins généraux, que des chefs-d’œuvre littéraires. Par ce lien plus caché, bien que non moins réel et fort, nous ne nous sentons rattachés peut-être à nul artiste de nos jours aussi étroitement qu’à Bizet. Il eût été le musicien favori de notre génération, le dernier fils et le fils bien-aimé du siècle qui s’achève et qui eût mis en lui ses suprêmes complaisances.

C’est que l’auteur de l’Arlésienne et de Carmen avait trouvé le secret actuel de nos âmes, de toutes nos âmes. Jusqu’à présent je ne sais aucune école qui le renie ou le dédaigne. Précurseurs de l’avenir et gardiens du passé, tous comptaient sur lui et avec lui. Il réunissait en lui toutes les aspirations et toutes les tendances de notre époque ; il conciliait les hardiesses du progrès avec la sagesse de la tradition ; il avait l’audace, mais il avait la raison, et l’on aurait pu le suivre aussi loin qu’il eût été, sans risquer de se perdre.

Bizet a trouvé dans l’atmosphère artistique de notre temps une grande idée et un grand nom : la vérité. L’effort principal et parfois excessif de notre littérature et de notre art tend à faire du vrai la condition essentielle et l’unique loi du beau. La musique, comme la prose, a ses réalistes, et ce gigantesque remueur de notes et de mots qui fut Wagner, n’a ébranlé le monde musical, n’a rêvé de le détruire et de le reconstituer qu’au nom de la vérité. Au nom de la vérité, il a rejeté l’opéra de presque tous ses prédécesseurs et de tous ses contemporains, même les plus glorieux ; au nom de la vérité, par exemple, il a fondu ensemble comme dans une scène unique les scènes autrefois distinctes qui forment la trame du drame musical ; si de ses œuvres préférées il a proscrit les airs, les duos, les trios et les chœurs, s’il a fait de la musique la servante ; de la poésie, s’il a réclamé pour ses représentations modèles l’invisibilité de l’orchestre, s’il a posé tant de principes, proposé tant de réformes, déchaîné et soutenu tant d’orages, c’est toujours au nom de la vérité. Que cet apôtre du vrai ait démenti ses théories par la pratique, que ce soi-disant réaliste ait été malgré lui tantôt le plus sublime, tantôt le plus obscur, mais au fond le plus constant des idéalistes : qu’il ait aimé plus que tout autre le merveilleux, la légende et la féerie, qu’il ait, malgré ses allures d’indépendant et de rebelle, subi l’éternel empire des fictions qui sont l’essence, éternelle aussi, de l’art et surtout de l’art théâtral, autant de questions