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du principe unique ; pour s’agrandir l’esprit et s’ennoblir le cœur, pour regarder et comprendre l’Apollon et le Moïse, le Colisée et Saint-Pierre, le plafond de la Sixtine et les chambres du Vatican, pour contempler les horizons de la campagne, le bleu du ciel italien et cueillir au printemps les violettes de Frascati et de Tibur. Cette leçon vaut bien un voyage sans doute.

Bizet la comprit, la grande leçon, la leçon universelle de Rome, et, de la villa Médicis, il écrivait comme il est rare qu’on écrive à vingt ans. On peut en juger par quelques fragmens inédits de sa correspondance[1].


« Rome, 16 mai 1858.

« Je m’attache à Rome de plus en plus. Plus je la connais, plus je l’aime. Tout est beau ici. Chaque rue, même la plus sale, a son type, son caractère particulier, ou quelque chose de l’antique ville des Césars. Chose étonnante, les objets qui me froissaient le plus à mon entrée à Rome font maintenant partie de mon existence : les madones ridicules au-dessus de chaque réverbère, le linge à sécher étendu à toutes les fenêtres, le fumier au milieu des places, les mendians, etc., tout cela me plaît et m’amuse, et je crierais au meurtre si l’on enlevait un seul tas de boue.

« Les mœurs et le caractère des habitans sont malheureusement un côté difficile à connaître, vu l’exclusion complète des Français de la société italienne ; mais, s’ils ferment leurs maisons, les Italiens ne peuvent fermer leurs musées, leur campagne, leurs églises, leur ciel, et l’homme qui sent le beau et le vrai, artiste ou non, trouve ici de quoi admirer et penser…

« Plus je vais et plus je plains les imbéciles qui n’ont pas su comprendre le bonheur du pensionnaire de l’Académie. Du reste, j’ai remarqué que ces derniers n’ont jamais fait grand’chose. Halévy, Thomas, Gounod, Berlioz, Massé, ont les larmes aux yeux en parlant de Rome. »


• Rome, 8 octobre 1858.

« Je sens aussi se fortifier mes affections artistiques. La comparaison des peintres, des sculpteurs et des musiciens y est pour quelque chose. Tous les arts se touchent, ou plutôt il n’y a qu’un art. Qu’on rende sa pensée sur la toile, sur le marbre ou sur le théâtre, peu importe : la pensée est toujours la même. Je suis

  1. Nous devons la communication de ces lettres à M. Ludovic Haléry, que nous prions de vouloir bien agréer ici tous nos remercîmens.