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On voit par là ce qu’une législation hâtive, abandonnée à des représentans obéissant à des préoccupations locales et à la pression capricieuse d’une population souvent peu éclairée, a pu faire, aux États-Unis, de cette institution du mariage, sacrée entre toutes et tenue par les fondateurs de la république comme l’une des bases indestructibles de l’organisation sociale. Ce désordre, consacré par les lois, fait un étrange contraste avec la théorie morale et religieuse considérée comme immuable, avec l’apparent respect professé pour le lien conjugal, avec le rituel solennel qui l’entoure et le consacre. La contradiction est saisissante entre le point de départ et le point d’arrivée, entre ce que l’on a voulu et les résultats que l’on a obtenus. Elle l’est bien plus encore si l’on observe à quelles conséquences l’implacable logique peut conduire des esprits dévoyés et souvent de bonne foi.

En face de l’impuissance des lois et de l’inextricable confusion au milieu de laquelle on se débat vainement, la négation se dresse, solution radicale, faisant table rase des traditions du passé, balayant des lois inutiles et des prescriptions inobservées pour laisser, ici, libre cours aux passions humaines, pour substituer, là, des prescriptions rigoureuses et immuables à une législation mobile et inefficace. Ceux-ci, comme les Shakers, professent la continence absolue, avocats de vertus surhumaines et dépopulatrices ; ceux-là, comme les Mormons, reviennent aux traditions patriarcales, à la polygamie et au peuplement rapide ; d’autres proclament le Free Love, l’amour libre et l’union libre, et les uns comme les autres rallient des partisans, recrutent des adhérens. Quel statut plus favorable à l’union libre pourrait-on édicter que la loi actuelle du divorce dans l’Indiana, qui affranchit le mari de l’obligation de pourvoir à l’existence de la femme dont il se sépare sans grief et sans cause, qu’il abandonne à tous les hasards ? La polygamie des Mormons oblige du moins le mari à subvenir aux besoins de son harem, à nourrir ses femmes et leurs enfans.

Et que serait-ce donc si l’institution du mariage était, aux États-Unis, déconsidérée par une presse hostile, avide de scandales, battue en brèche par une littérature antireligieuse et antisociale, par les revendications anarchistes, impatientes de détruire ce qui est, sans rien avoir à mettre à la place que la passion libre et l’instinct brutal ? Combien plus irrésistible serait le courant, combien plus justifiées les craintes éprouvées ! Telle qu’elle se révèle aux yeux de l’observateur, la situation est grave, et si rien n’est encore perdu, les résultats que l’on se flattait d’obtenir sont, à tout le moins, bien compromis. À une période de développement moral et intellectuel, de prospérité sans précédent, a succédé une période d’incertitude et d’ébranlement ; on se prend à douter, en présence