Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/912

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obtenu que par l’altération systématique des rapports réels des choses. Autant qu’un romancier puisse être absent de son œuvre, Flaubert, lui, l’est de la sienne ; si nous l’y reconnaissons aujourd’hui, c’est que nous le connaissons par ailleurs ; et la preuve n’en est-elle pas que, pendant une vingtaine d’années, en essayant de se le figurer lui-même d’après son œuvre, ou l’a pris pour ce qu’il lut sans doute le moins : une espèce de Champfleury supérieur ? Si Madame Bovary, quant à la conception du sujet, est une dérision du Romantisme, elle est en même temps, par la qualité de l’exécution, le triomphe de ce que Flaubert a lui-même appelé l’impersonnalité dans l’art.

C’était un pas de plus dans les voies du Naturalisme, et ce n’était pas le dernier. Nous savons en effet, par sa correspondance avec George Sand, que, dans ses dernières années, Flaubert devait conclure du caractère impersonnel, et, pour ainsi dire, anonyme de l’œuvre d’art, à l’impassibilité comme à la qualité suprême de l’artiste. Il entendait par là, que non-seulement l’artiste ne doit rien mettre de sa personne dans son œuvre, mais qu’encore il doit se retrancher jusqu’aux sympathies qu’à force de vivre avec eux il serait tenté d’éprouver pour ses propres personnages. Ce scrupule ne fait-il pas voir trop de délicatesse ? ou trop d’orgueil peut-être ? Toujours est-il que je n’en sache point qui soit plus contradictoire au principe même de l’esthétique romantique, puisque c’en est, à vrai dire, le renversement. On peut donc affirmer que, s’il y eut en Flaubert quelques traits d’un romantique, — et nous n’en disconvenons pas, — le principal ou l’essentiel y manqua. C’est aussi bien le secret de son influence. Grâce à lui, ce que le théâtre avait commencé, le roman l’acheva. La représentation de la vie, telle qu’elle se poursuit et comporte ; non pas seulement telle que nous la voyons, mais telle encore qu’il faut faire effort pour la voir autrement, si nous la voyons mal ; telle enfin que ce n’est pas trop d’une existence tout entière pour apprendre à la voir, Madame Bovary vint en faire l’objet de l’art. Ce l’est encore ; et nous espérons bien qu’il le demeurera.

On ne saurait d’ailleurs s’expliquer autrement que Flaubert ait écrit cette Education sentimentale, — que M. Pellissier, dans son livre, a presque passée sous silence, — ni comprendre l’admiration que les jeunes gens, dès qu’ils en parlent, affectent pour le plus laborieux à coup sûr et le plus ennuyeux des romans de Flaubert. Je sais bien qu’ils l’affectent un peu et qu’ils se donnent, en l’affectant, le plaisir facile, toujours cher à la jeunesse, d’irriter la contradiction. Mais, sans le savoir peut-être, ils aiment dans l’Éducation sentimentale une reprise d’hostilités contre le romantisme, rendu responsable de l’impuissance et de l’avortement, du