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avec un soin qui pourrait paraître excessif si nous ne connaissions les habitudes systématiques de son esprit et les projets ambitieux qu’il caresse pour l’aîné de sa race. Il appartient à un siècle où tous les problèmes de l’éducation sont soulevés ; lui-même professe sur cette question des idées personnelles et il élève son fils d’après des principes qui font penser à l’Émile de Rousseau. D’abord, quoique sa fortune soit déjà embarrassée et que la charge soit lourde, il le confie à un gouverneur qui paraît avoir été choisi de la manière la plus heureuse. Voici le portrait qu’en fait le marquis après cinq ans d’expérience : « Un homme vraiment supérieur par le maintien, l’esprit, et surtout le cœur, également propre aux grandes choses et aux moindres, maître dans tous les arts libéraux, né même avec cette sorte de talent qui comprend l’intelligence et l’exécution de tous les arts mécaniques… un homme enfin que je n’ai pu trouver faible et intercadent sur rien et dont le cœur excellent s’est pris d’un attachement sans bornes pour moi. » Avec un tel maître, l’esprit de l’enfant sera bien dirigé, peut-être même trop dirigé. Plus tard Mirabeau s’en plaignit souvent. Il semble qu’une main trop lourde ait pesé sur sa jeunesse pour en comprimer l’essor. C’était l’avis de l’excellent bailli, qui, dans une de ses rares visites, avait jugé le gouverneur et l’élève. « J’avoue, écrit-il, que Poisson m’a paru un homme de mérite ; je crains cependant qu’il n’ait pas laissé assez de ce que les Italiens appellent sfogo aux saillies de l’esprit chaud de cet enfant, et qu’en le contenant il n’ait pour ainsi dire encombré le fourneau. »

Si « le fourneau » avait été moins solide, il aurait pu en effet éclater. Mais la puissante organisation de Mirabeau résista à cet encombrement de matières, à l’accumulation de connaissances que l’imagination fumeuse du père et l’érudition solide du gouverneur entassaient à l’envi dans ce jeune cerveau. Il en tira même ce profit particulier, d’acquérir des notions de tout supérieures à celles de son âge, de ne se trouver plus tard dépaysé dans aucun genre d’études, et d’avoir appris de bonne heure à supporter sans fléchir une somme de travail extraordinaire. Par la fécondité et par l’activité de son esprit, Mirabeau sera bien le digne fils de son père. Au milieu des entraînemens d’une vie dissipée, il écrivit presque autant et sur autant de sujets que l’infatigable Ami des hommes. « Si ma main était de bronze, disait le père, elle serait usée à force d’écrire. » La plume à la main, le fils lui tiendra tête sans jamais se lasser.

Le marquis ne peut méconnaître la précocité de cette belle intelligence. Il en est même quelquefois étonné. Le caractère de son fils, qu’il étudie de près, le surprend surtout par des inégalités dont