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le passé, des ombrages pour le présent. Elle reculait devant cette perspective. Avec une politesse et une mesure calculées, non point assurément par amour, mais pour se refaire un état social et reprendre son rang dans le monde, Mirabeau réclamait son droit. Forcés dans leurs derniers retranchemens, obligés de prendre un parti, M. de Marignane et sa fille répondirent à ces instances par un procès en séparation de corps.

L’histoire du procès a été bien souvent racontée. Il n’en faut retenir que la hardiesse avec laquelle Mirabeau plaide lui-même sa cause. C’était un signe des temps, l’indice d’un profond changement dans les mœurs. A une époque où la noblesse d’épée et le barreau formaient deux classes tout à fait distinctes de la société, il semblait extraordinaire de voir un gentilhomme de race, un ancien capitaine de dragons, descendre au rôle d’avocat. Le cas paraissait même si nouveau que les syndics de l’ordre des avocats se réunirent pour en délibérer et n’accordèrent qu’avec peine l’autorisation demandée par Mirabeau. Le marquis y voyait l’annonce d’une révolution qu’il prédisait du reste depuis longtemps et dont les symptômes frappaient ses yeux à Versailles aussi bien que dans les provinces : « Quoique ayant de la peine, écrit-il, à avaler l’idée que le petit-fils de notre père tel que nous l’avons vu passer sur le Cours, tout le monde ôtant de loin son chapeau, va maintenant figurer à la barre de l’avant-cour, disputant la pratique aux aboyeurs de la chicane, je me suis dit après que Louis XIV serait un peu plus étonné s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier sans suite, pages ni personne, courant le palais et les terrasses, demander au premier polisson en frac de lui donner la main qu’icelui lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. Autre temps, autre mœurs. »

Depuis le temps où il haranguait en Limousin les tenanciers de son père, Mirabeau va parler en public pour la première fois. Il n’y aura chez lui ni apprentissage ni tâtonnemens ; il a si naturellement un tempérament oratoire qu’il produit tout de suite sur ceux qui l’entendent l’impression la plus forte. N’oublions pas que nous sommes dans le midi, que c’est un méridional qui parle et qu’il s’adresse à une population facile à émouvoir. Bien de ce qu’il dit ne sera perdu pour ses auditeurs ; se sentant soutenu par leur attention, bientôt par leur sympathie et par leur émotion, il dominera peu à peu l’embarras d’un début ; s’inspirant des circonstances à mesure qu’elles lui paraîtront plus favorables, il s’abandonnera à des mouvemens plus libres et finira par électriser l’auditoire. Dans ce long débat, il prit la parole à quatre reprises différentes devant deux juridictions successives, et chaque fois il obtint un succès extraordinaire. Avec un art infini, en artiste déjà consommé, il