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Elle nous explique elle-même pour quels motifs désintéressés elle finit par céder. « Je m’aperçus, dit-elle simplement, combien le refus constant de m’attacher à lui le rendait malheureux, j’osai croire que j’étais la femme qui convenait à son cœur, j’espérai calmer quelquefois les écarts d’une imagination trop ardente ; mais ce qui me détermina surtout, ce furent ses malheurs. Dans ce moment-là tout était contre lui : parens, amis, fortune, tout l’avait abandonné, je lui restais seule, et je voulus lui tenir lieu de tout. Je lui sacrifiai donc tout projet incompatible avec nos liaisons, je lui sacrifiai une vie tranquille pour m’associer aux périls qui environnaient sa carrière orageuse. Dès lors je fis serment de n’exister que pour lui, de le suivre partout, de m’exposer à tout pour lui rendre service dans la bonne ou la mauvaise fortune. Je laisse aux amis de Mirabeau à juger, si j’ai rempli fidèlement cet engagement sacré, »

Elle le remplit avec un dévoûment admirable, souvent même aux dépens de son bonheur. Elle eut à souffrir plus d’une fois, non-seulement de la situation précaire dans laquelle se débattait son amant, mais de l’influence qu’exerçaient sur l’imagination mobile et sur les sens corrompus de Mirabeau des rivales indignes d’elle. En dehors de ces heures de passion, il rendait justice à Mme de Nehra, il ne parlait d’elle et il ne lui écrivait que dans les termes les plus tendres, avec un sentiment de respect qu’il n’a jamais témoigné à aucune autre femme. « Je vous jure, disait-il à Chamfort, que je ne la vaux pas, et que cette âme est d’un ordre supérieur par la tendresse, la délicatesse, la bonté. » — « Chère amie, lui écrivait-il à elle-même, je n’ai été heureux qu’un jour en ma vie, celui où je vous ai connue, où vous me donnâtes votre amitié… Il faut renoncer au bonheur lorsqu’on est loin de vous. Depuis les plus petits détails jusqu’aux pensées les plus hautes, tout sentiment est détruit lorsque je ne le partage pas avec vous. » Ce langage délicat contraste singulièrement avec la passion toute sensuelle qu’expriment les Lettres de Vincennes.

Mme de Nehra pouvait bien mettre un peu d’ordre, d’économie et de décence dans l’intérieur de son ami jusque-là fort misérable. Mais n’ayant elle-même qu’une modeste pension viagère, elle était sans cesse débordée par les goûts de dépense de ce bourreau d’argent. Les années qui précèdent la convocation des états-généraux sont pour tous deux des années de gêne et d’embarras financiers, pour lui des années d’intrigues, d’efforts et de travail à la recherche d’une position sociale. Un instant Mirabeau espère s’établir en Angleterre. Ses anciens camarades de la pension Choquard, les deux frères Elliot, y occupaient des positions