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Même on pourrait observer, puisque l’Épître à Uranie ne parut publiquement qu’en 1732 au plus tôt, que, par où le vieillard devait finir, par là aussi le jeune homme avait commencé. En effet, le dernier ouvrage de Voltaire est une suite de Remarques sur les Pensées de Pascal, datée de 1777 ; et, dans ses Lettres anglaises, qui parurent en 1734, mais qui sont de 1728, rien n’avait tant ému l’opinion qu’une Vingt-cinquième Lettre sur les Pensées de Pascal. Autre preuve en passant que la polémique antireligieuse de Voltaire, pour être d’un goût généralement douteux, n’est pas du moins aussi superficielle qu’on l’a bien voulu dire. Eclairé par l’instinct, et aussi par la vive antipathie qu’il ressentait pour Armand Arouet, son « janséniste de frère, » il a bien pu n’opposer que de médiocres raisons à l’auteur des Pensées, mais il a reconnu en lui l’ennemi qu’il fallait vaincre d’abord, ou écarter, pour arriver au but qu’il entrevoyait. La « philosophie » de Voltaire ne pouvait s’établir que sur les débris de celle de Pascal ; et c’est ce que personne, au XVIIIe siècle, adversaire ou allié de sa cause, n’a discerné plus clairement que Voltaire, ni surtout avant lui. Cependant, après le premier éclat de 1734, il paraît un moment s’assagir. Il écrit bien, dans une lettre à son ami d’Argental, après la condamnation et le brûlement des Lettres anglaises, une phrase qui semble annoncer l’intention de redoubler d’audace : « Va, va, Pascal, laisse-moi faire ! tu as un chapitre sur les Prophéties où il n’y a pas l’ombre du bon sens. Attends, attends ; » mais cette menace, il n’y donne pas suite ; et, selon l’expression de Condorcet, il attendra maintenant, pour « attaquer de front la religion chrétienne » dans son Sermon des Cinquante, plus d’un long quart de siècle. Quelle en est la raison ? Car il a l’esprit hardi, s’il a le cœur timide, et, tout en calculant de loin les conséquences de ses actes, la vivacité de son imagination l’a rarement empêché d’en courir tous les risques.

C’est qu’il vient de contracter alors, avec Mme du Châtelet, une liaison où l’amour-propre semble d’ailleurs avoir autant ou plus de part que l’amour ou les sens ; et, du bel esprit de salon et de cour, du libertin ou du philosophe son Emilie a fait un géomètre. Dans le château de Cirey, restauré, meublé, entretenu à ses frais, « il y a des chapelles pour quelques divinités subalternes, » et il écrit Alzire ; il ébauche l’Essai sur les mœurs ; mais le « Dieu à qui l’on sacrifie, » c’est Newton, et la grande affaire, c’est la physique. Elle remplit la plupart de ses lettres à l’abbé Moussinot. De bons juges estiment d’ailleurs que, si les Élémens de la philosophie de Newton ne sont guère que ce qu’on appelle une œuvre de vulgarisation, l’Essai sur la nature du feu est un travail original, où peu s’en faut qu’on ne discerne un pressentiment au moins de la théorie mécanique de la chaleur. Nous pouvons ajouter que sans ses travaux scientifiques. Voltaire, quelques années plus tard, n’aurait jamais exercé l’influence qu’il devait avoir