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assez versé dans la littérature de son époque pour avoir eu connaissance des récits de Marco Polo ; est-il bien téméraire cependant de penser que Maundeville, plus récent, est pour quelque chose dans sa description de ces magnificences mongoliques ?

L’île enchantée de la Tempête de Shakspeare, déserte en apparence, mais peuplée d’habitans invisibles, où les naufragés, errans de ci et de là à la merci de voix qui flottent dans l’air, sont endormis par des sons de lyre, éveillés en sursaut par des bruits de tambourin, effrayés par des aboiemens, était certainement en germe dans Maundeville, et le grand poète n’a eu qu’à couver ce germe pour l’en faire sortir dans tout son féerique épanouissement. « Dans cette vallée, on entend souvent de grandes tempêtes et de grands tonnerres, et de grands murmures et bruits tant de jour que de nuit, et on y entend aussi des grands tapages comme qui dirait de tambourins, de violes et de trompettes, comme s’il s’y passait une grande fête.  » Ailleurs, il rapporte une légende qui reproduit exactement sous une forme chrétienne le vieil antagonisme de l’Iran et du Touran, et, comme ce vieux mythe semble avoir été ignoré des hommes du moyen âge et que Maundeville place sa merveille sur les confins mêmes de la Perse, on peut tenir à peu près pour certain qu’il l’a prise sur place même, ce qui est une preuve nouvelle de ce rapport exact qui existe entre les fables qu’il raconte et les pays où il prétend les avoir trouvées. Il raconte donc qu’un méchant empereur de Perse poursuivant un peuple chrétien pour le détruire, Dieu, sur l’appel au secours de ses fidèles, enveloppa de ténèbres le roi de Perse et son armée, et que depuis lors les persécuteurs habitent cette terre de nuit où personne n’ose pénétrer. « Et les gens du pays disent que souvent on y entend des voix humaines, des hennissemens de chevaux, des chants de coqs, et on sait très bien qu’il y a là des hommes ; mais on ne sait pas quels ils sont.  » Comme Marco Polo raconte de certaines stoppes tartares quelque chose de tout pareil à la première des deux citations ci-dessus, et qu’il avait été fait en Angleterre une traduction de ses voyages vers la fin du XVIe siècle, il ne serait pas impossible que Shakspeare fût redevable au vénitien du premier germe de son île ; mais comme d’un autre côté, les textes de Maundeville serrent de beaucoup plus près la conception de Shakspeare, comme ils contiennent non-seulement le germe de l’île, mais l’indication des terreurs extérieures qui l’enveloppent et en protègent l’accès, tempêtes, tonnerres, ténèbres, il est plus probable que c’est à son compatriote que Shakspeare a emprunté les élémens de son incomparable féerie.

Que John Bunyan ait pu lire Maundeville, cela n’est pour