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monde indigné que tous les ans il était jeté à la mer un chiffrer approximatif de 1,500 moribonds. C’était lorsque le capitaine découvrait qu’un nègre esclave ne pouvait supporter la traversée qu’il s’en débarrassait de cette façon sommaire. Les capitaines déclaraient « sur l’honneur » à des compagnies d’assurances, constituées à cet effet, que l’homme noyé n’aurait pu vivre, et les assurances payaient un prix convenu d’avance. Un autre document semi-officiel fit savoir qu’un quart des Africains embarqués sur un bateau à voile périssait en route.

« La plupart des esclaves, a écrit un ancien chirurgien de négrier, semblaient en proie à un abattement insurmontable, à une morne mélancolie. De temps en temps des sanglots leur échappent, ou bien ils déplorent, dans un chant plaintif, la perte de leur famille et de leur patrie ; et tel est sur eux l’empire du chagrin que beaucoup cherchent à se donner la mort, soit en se jetant à la mer, soit en se heurtant contre les parois du navire, ou en s’étranglant avec leurs chaînes. D’autres refusent obstinément de manger ; et, quand on veut les forcer à prendre de la nourriture, soit par le fouet, soit par tout autre moyen violent, ils regardent en face les négriers en leur disant dans leur langage : « Laissez-nous ; que ce soit fait de nous. » L’accablement de l’esprit produit chez eux une langueur générale et une faiblesse qu’accroît l’obstination insurmontable qu’ils mettent à ne point manger, obstination due soit à la bouderie, soit à la maladie. Il en résulte bientôt la dysenterie, qui se propage dans la cargaison et enlève les malheureux par douzaines, sans que la puissance de la médecine puisse arrêter le fléau. »

On pourrait supposer que les noirs installés dans les plantations pouvaient se créer un foyer, une famille, et qu’ainsi leur exil eut été plus léger, moins douloureux. Une femme, des enfans, un père et une mère à vénérer, eussent peut-être, à la longue, fait germer dans leurs âmes des sentimens que leur triste condition d’esclaves les empêchait de connaître. Mais sans tendres liens était-ce possible ? Or, ces liens leur étaient inconnus, n’existaient pas pour eux. La famille est le fondement des sociétés ; mais, pour que la famille existe, il faut que ceux qui en font partie ne puissent être soudainement séparés et vendus selon le caprice d’un maître.

Naufragé aux îles du Cap-Vert, je fus témoin de la vente d’un groupe d’esclaves ayant appartenu à une vieille dame portugaise morte sans héritier. La vente se fit sur la place publique de Bon-Vista, par autorité de justice, et je vis toute une famille de noirs dispersée au vent des enchères. Il n’y eut aucune scène déchirante, de celles qui, au moment d’une séparation, éclatent entre gens qui