Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/454

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
V

Comment se pratique sur place, c’est-à-dire en Afrique, et je ne parle pas ici, bien entendu, de l’ouest du continent, le recrutement de tant d’êtres voués à une vie de misère ? C’est Livingstone qui, l’un des premiers, nous l’a appris et par l’attention qu’il força l’Europe à lui accorder, son nom doit figurer au nombre des grands bienfaiteurs de l’humanité. Malgré de nombreuses missives à ses amis d’Angleterre, combien de fois s’est-il plaint de se trouver dans l’impossibilité de donner une peinture exacte des horreurs de la traite de l’homme, de ne pouvoir fournir un total même approximatif des existences qu’elle détruisait chaque année. Il était persuadé que, si la moitié des horreurs commises en Afrique étaient connues, l’indignation, la pitié qu’elles éveilleraient, seraient telles, que « le trafic infernal disparaîtrait bientôt, quelques sacrifices qu’il en pût coûter pour l’anéantir. »

C’est la grande consommation de l’ivoire en Europe qui a le plus contribué au développement de l’esclavage. Des marchands arabes, des métis plus cruels que ces marchands, se sont servis, à défaut d’autres moyens de locomotion, des épaules des nègres pour transporter l’ivoire jusqu’au port d’embarquement où il leur était demandé. Les noirs n’y auraient jamais consenti, même contre salaire, s’ils n’avaient été vendus aux traitans à la suite de guerres de tribu à tribu ou de ruses qui les ont traîtreusement arrachés à leurs villages par de véritables chasseurs d’hommes.

Des marabouts fanatiques, de ceux que l’on rencontre dans les rues du Caire ou sur la place de la Casbah à Alger, aussi ardens propagateurs du Coran que les Anglais le sont de la Bible, ont, il faut le reconnaître, donné à beaucoup d’Africains qui ne l’avaient pas, l’habitude du travail, celle de se vêtir qu’ils ignoraient ; ils leur ont inculqué des notions religieuses dont ils n’avaient jamais eu idée, et les ont forcés, bon gré mal gré, à transformer en villages où se rencontrent l’aisance et la propreté, les misérables agglomérations des noirs idolâtres. Malheureusement, ils leur ont donné en outre leur cruauté et leur fanatisme. Les missionnaires, appartenant à n’importe quelle doctrine, n’ont jamais pu obtenir de pareils résultats, la grande majorité des noirs persistant à considérer comme péché véniel la possession de plusieurs femmes. La suppression de la polygamie imposée aux tribus africaines a été la grande cause de l’insuccès des disciples du Christ, et le triomphe des sectateurs de Mahomet.