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VI

J’ai dit que l’on croyait assez généralement que les esclaves dont disposent les Arabes trafiquans étaient des prisonniers de guerre qui leur avaient été vendus, comme cela se faisait au siècle dernier, par des rois africains bataillant entre eux. Ce n’est même plus cela. Les esclaves actuels sont de pauvres êtres arrachés violemment à leurs villages. Les missionnaires ont raconté comment les traitans s’emparaient de leur bétail humain, et M. H. -H. Johnston, vice-consul d’Angleterre à Cameroons, a envoyé au Graphic des dessins qui ont vulgarisé leurs récits. C’est ainsi que tous les ans, des chasseurs d’hommes, musulmans du nord, de l’est et du centre, s’évertuent à découvrir des provinces où la traite soit encore inconnue. Ce qu’il y a de profondément attristant, c’est que, à la suite d’explorations nouvelles faites par des Européens, et, en quelque sorte à leur suite, apparaissent presque toujours d’infâmes marchands avec leur cortège de chevaux, d’ânes, de chameaux, d’armes à feu et de vices. Des bandes venues du Maroc, du pays des féroces Touaregs, de la Tunisie, font irruption dans Tombouctou, et dans les contrées qui entourent le Niger ; d’autres, venues de l’Egypte et de Zanzibar, règnent, comme certains carnassiers, dans la région des lacs ; on les rencontre aujourd’hui au-delà du Haut-Congo et presque aux confins des possessions anglaises et des colonies du Cap. C’est dans les régions fertiles où les nègres ont jusqu’à présent vécu heureux, menant l’existence des pasteurs bibliques, n’ayant jamais eu pour armes que l’arc et la flèche, pour vêtement que leur nudité, que se commettent les rapts les plus imprévus, les plus douloureux. C’est là que les chasseurs, se dissimulant comme le tigre le long de la lisière des forêts ou au centre de hautes moissons, se jettent sur la femme ou l’enfant isolé qui passe à leur portée. « Auprès des grands lacs, dit le père Moinet, toute créature qui s’éloigne à dix minutes de son village n’est pas sûre d’y revenir. » S’il arrive que la tribu dont ils veulent s’emparer est trop forte pour être attaquée de front, ils séduisent par de riches présens, ils corrompent par de l’or quelque chef inférieur, et, grâce à la trahison de celui-ci, ils attaquent la tribu par surprise et parviennent ainsi à la réduire en esclavage. Pour compléter tant de misères, la guerre civile éclate dans ces malheureux pays, et pendant que les indigènes sont occupés à se combattre, les Arabes ne songent qu’à une chose, rassembler ce qui leur est demandé d’esclaves. Si la corruption ne peut être employée, alors rampant et se dissimulant comme des fauves dans l’herbe haute, les