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la vie, combat douloureux, mais nécessaire, et d’où les plus intelligens ont toutes les chances de sortir victorieux. » On peut tirer, on a tiré de là d’étranges conséquences.

Dostoievsky l’avait bien vu, dans ce roman célèbre : Crime et châtiment, où je ne veux pas dire que M. Daudet a pris l’idée de sa pièce, mais enfin dont nous savons que l’obsession l’a longtemps hanté. « Cette vieille femme est inutile à la société, disait le Raskolnikof du romancier russe, elle encombre la vie publique, c’est un poids mort, elle coûte plus qu’elle ne rapporte, elle ne dure et elle ne détient sa fortune qu’aux dépens et aux détrimens d’un plus jeune, d’un plus intelligent, d’un meilleur, que je suis ; je la supprime ; et, en la supprimant, je rends service à la société, puisque je libère en ma personne une force capable d’aider pour sa part au progrès futur. » Voilà la question comme il faut la poser, et voilà le danger du nouveau droit du plus fort. Il n’a sans doute encore autorisé ni le meurtre, ni le vol, ni, généralement, aucun des crimes dont les nécessités de la préservation sociale empêcheront toujours qu’aucun sophisme réussisse à changer l’abominable caractère. Qui niera toutefois que déjà, dans notre âge de fer, il ait rendu le faible encore plus faible en face du plus fort ? qu’il en excuse l’écrasement, s’il ne l’autorise pas ? et qu’à la pitié de l’homme pour son semblable, pour son égal devant la mort et devant la souffrance, il doive bientôt substituer le tranquille mépris du vainqueur pour le vaincu du combat de la vie ? C’est donc par là qu’il fallait attaquer la doctrine ; l’incarner dans un personnage qui couvrit, sans presque s’en douter lui-même, du prétexte spécieux de l’intérêt public, les démarches de son égoïsme ; et dans la « lutte pour la vie » nous faire voir enfin la force au nom du progrès futur, essayant d’éteindre en nous la pitié, de corrompre la morale, et de renverser la justice.

Une telle pièce était-elle faisable ? et comment ? C’est une autre question, que nous n’avons point à résoudre, dont nous ne pouvons, pour notre part, que déléguer modestement la réponse aux auteurs dramatiques. Mais, faisable ou non, tout ce que nous disons, c’est que la tentative en eût singulièrement honoré M. Daudet ; et que, n’eût-elle rien prouvé, elle eût du moins justifié le titre qu’il avait choisi. Peut-être alors eussions-nous trouvé son Paul Astier « plus fort ; » — car il ne l’est guère, en vérité, quoique l’on le lui dise tout le long de la pièce ; et, avec son secrétaire, que l’on nous donne comme plus « fort » encore, plus libre de préjugés, ce ne sont l’un et l’autre que deux criminels assez vulgaires. Il faut bien le dire à M. Daudet : si M. Marais, dans ce rôle, a généralement paru fort au-dessous de lui-même, l’auteur du drame en est la cause. Le rôle est faux d’un bout à l’autre, ce qui s’appelle faux, plus digne, — de qui dirai-je, pour ne blesser personne ? — mettons de Guibert de Pixérécourt que de M. Daudet, de la