Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/560

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour la stricte observance des pratiques que cette loi leur impose, et il remarque avec une éloquente amertume que les chrétiens sont bien loin de cette rigide obéissance. Ici un autre conte de Boccace se présente au souvenir. C’est l’histoire d’un marchand juif qu’un de ses compères chrétiens sollicitait si fréquemment de se convertir qu’à la fin il y consentit, mais voulut faire auparavant le voyage de Rome pour mieux juger de la sainteté de notre religion. Il exécuta son projet, et il vit, à sa grande surprise, qu’aucun chrétien, ni petit, ni grand, ni ecclésiastique, ni laïque, ne vivait conformément à sa foi, mais au contraire se rendait coupable de tous les péchés qu’elle défendait. La conclusion, paradoxale en apparence, qu’il tira de ce spectacle, c’est qu’il fallait vraiment que cette religion fût divine non-seulement pour continuer à vivre, mais pour faire toujours de nouveaux prosélytes, alors que ses sectateurs faisaient tout pour la discréditer et la détruire. Eh bien, une leçon fort analogue fut donnée à Maundeville par le sultan lui-même, dans une conversation particulière qu’il prétend avoir eue avec lui. Le passage est vraiment trop curieux pour n’être pas mis tout entier sous les yeux de nos lecteurs :


Les Sarrasins disent que les juifs sont maudits parce qu’ils ont souillé la loi que Dieu leur envoya par Moïse. Et les chrétiens sont maudits aussi, disent-ils, parce qu’ils ne gardent pas les commandemens et les préceptes de l’Évangile que Jésus-Christ leur a donnés. À ce sujet, je vous rapporterai ce que le sultan me dit un jour dans sa chambre. Il congédia tous les assistans, seigneurs et autres, parce qu’il voulait me parler en particulier. Et alors il me demanda comment les chrétiens se gouvernaient dans notre pays. Je répondis : Très bien, grâce à Dieu. Et il me dit : Non, vraiment, car vous, chrétiens, n’avez aucun souci de la manière infidèle dont vous servez Dieu. Vous devriez donner l’exemple au bas peuple pour bien faire et vous lui donnez l’exemple de mal faire. Les gens du peuple, les jours de fête, lorsqu’ils devraient être à l’église pour servir Dieu, vont aux cabarets, et là se livrent à la gloutonnerie tout le Jour et toute la nuit, mangent et boivent comme des bêtes qui n’ont pas de raison, et ne savent jamais quand ils en ont assez. Et les chrétiens s’encouragent aussi les uns les autres par tous les moyens qu’ils peuvent à se battre et à tromper. Et ils sont si orgueilleux qu’ils ne savent jamais comment s’habiller, tantôt l’habit est court, tantôt il est long, tantôt il est serré ; tantôt il est large, tantôt il s’accompagne de l’épée, tantôt de la dague, bref, toute sorte de déguisemens. Ils devraient être simples, doux, véridiques, pleins de bonnes œuvres comme l’était ce Jésus en qui ils croient, mais ils sont tout le contraire, toujours enclins au mal et de faire le mal. Et ils sont si cupides que pour un peu d’argent ils vendent leurs filles, leurs