Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que cette disposition native par laquelle l’homme tâtonne après la vérité et la saisit souvent, — inconsciemment, obscurément, et pour la déformer ou la comprendre de travers, mais toujours avec un sincère désir de la connaître, — sinon le verbe de l’évangéliste, lequel est la vie, lumière des hommes qui luit dans leurs ténèbres ? Mais de cette idée, comme d’ailleurs des versets de l’évangéliste, il est facile, sans la presser bien fort, de faire sortir nombre d’hérésies embarrassantes, et Maundeville n’en a pas évité quelques-unes. En premier lieu, il se peut dire que, puisque cette révélation primitive est en nous, nous sommes tous des incarnations du verbe, et que, par conséquent, autant de fois il arrivé que le verbe triomphe des ténèbres de manière à laisser à la vie toute sa perfection, autant il y a parmi les hommes de nouvelles incarnations du Christ, ou, nuance plus grave encore, de Christs nouveaux. J’ai à peine besoin de dire que l’excellent Maundeville n’a rien de commun avec cette hérésie, bonne pour un sectaire russe ou un disciple de David Strauss. Il y en a d’autres dont il se rapproche davantage. Par exemple, si cette disposition native existe, il faut admettre que l’homme est naturellement un animal religieux, ce qui conduit à ces conséquences que l’idée de religion en elle-même est séparable des diverses formes qu’elle a revêtues et qu’elle leur est antérieure, et que, par conséquent, la révélation par le verbe incarné n’a pas créé la religion parmi les hommes, mais seulement apporté son expression la plus parfaite et la seule qui préserve cette disposition native de s’égarer, par l’accord absolu qu’elle établit entre cette nécessite de notre nature et la vérité. Si ce n’est pas là tout à fait la manière de penser de Maundeville, on peut dire qu’il n’en est guère éloigné. Nous voyons partout, en effet, dans son livre, qu’il établit une différence marquée entre l’idée même de religion et le christianisme. On est religieux, d’après lui, sans aucune lumière de la révélation ; les musulmans sont croyans à leur loi avec ferveur, le grand khan et ses sujets ont une foi très pure qu’ils ont servie avec un zèle ardent ; les épithètes de pieux, de dévot, sont accordées aux pires idolâtres ; « ce sont gens très religieux selon leur loi » est une expression qui revient chez lui sans cesse, qu’il s’agisse des santons arabes ou des moines bouddhistes. Enfin, dernière hérésie, la plus simple, mais la plus grave de toutes, il n’est pas bien difficile d’identifier cette disposition naturelle avec la raison humaine, de manière à découvrir en nous-même et à établir sans aucun secours extérieur et divin les dogmes fondamentaux que la révélation se vante d’avoir apportés, et c’est ce que les apôtres de la religion dite naturelle, théistes et déistes, n’ont jamais manqué de faire.