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d’être un peuple avide de nouveautés : notre défaut ne serait-il pas plutôt de laisser trop durer les choses ? Ce qui nous manque, pourrait-on croire, c’est cette dose moyenne de décision qui permet d’intervenir au moment voulu et de redresser les défectuosités à mesure qu’elles se déclarent. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, faisait ranger à la lettre f l’article PHILOSOPHE, et disait : « Écrivez filosofie ou philosophie, comme il vous plaira. » Nous avons toujours notre ph, dont les Italiens et les Espagnols sont heureusement débarrassés.

Il semble que ce soit vers 1750 ou 1760, quand les esprits, disposés au nouveau, n’étaient pas encore détournés des petites améliorations par l’idée des grandes, c’est au temps de Voltaire et de Duclos que l’orthographe française aurait pu, sans trop d’obstacles, être retouchée et simplifiée. Nos auteurs classiques n’étaient pas encore répandus par centaines d’éditions. Des milliers d’instituteurs n’enseignaient pas encore la grammaire d’après des règles sévères et méticuleuses. Le journalisme, aujourd’hui multiplié au-delà de toute idée, n’avait pas encore pris les esprits et les yeux dans les liens de l’habitude. À mesure qu’augmente le nombre des gens sachant lire et écrire, l’effort exigé pour une réforme devient plus grand. Chaque nouveau dictionnaire est un poids ajouté dans la balance au plateau de la conservation. Duclos, en 1754, comptait sur l’appui des femmes. « L’ortografe des fames, écrit-il, que les savans trouvent si ridicule, est plus raisonable que la leur. Quelques-unes veulent aprendre l’ortografe des savans ; il vaudrait bien mieus que les savans adoptassent cèle des fames, en y corigeant ce qu’une demi-éducation y a mis de défectueus, c’est-à-dire de savant. » Aujourd’hui il est trop tard : les femmes ont appris l’orthographe, elles la savent trop bien, et si on faisait voter, si on décrétait le referendum, je crois bien qu’elles mettraient des non. Joignez cette circonstance qu’à l’envers de ce qui se passe en politique, il y a fatalement des divergences dans le parti du changement, au lieu que celui de la conservation présente la plus complète unité.

Il est juste d’ajouter que nous ne sommes pas seuls à lutter contre ces difficultés. La commission de réforme orthographique convoquée à Berlin, en 1876, dont nous parlions plus haut, a abouti, après de laborieuses délibérations, à un si faible résultat, qu’il peut être considéré comme un échec. En Angleterre et aux États-Unis, plusieurs sociétés se sont établies pour le même but ; mais leur action positive ne s’est pas encore fait sentir. Il y a là, sans doute, quelque raison plus profonde : quand un peuple a produit une littérature, quand il a donné des œuvres classiques et