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tronquer la pensée elle-même. Ce sont surtout les poètes qui ont ces délicatesses de sentiment. On a pu lire la lettre de l’un des plus brillans, qui déclare que supprimer les y, les ch et les th, ce serait enlever aux mots « leurs lettres de noblesse. » Ce disciple de l’école d’Alexandrie écrirait volontiers sans doute des rhoses et des catarrhactes. En y pensant un peu, il y a, au fond, quelque chose de légitime dans ce sentiment. Il est naturel que le poète aime jusqu’à l’apparence des mots qui lui rappellent ses lectures, qui ont été les confidens de ses émotions et qui ont été associés à ses triomphes. C’est ainsi que l’officier aime jusqu’à la dragonne de son épée et jusqu’aux boutons de son uniforme. Pour comprendre cet ordre d’idées, il suffit de songer aux noms propres : n’avons-nous pas tous dans la mémoire quelque nom chéri dont nous ne voudrions pas altérer ni perdre le moindre trait ?

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que d’impressions intelligibles au commun des hommes. Mais on nous a appris en ces dernières années que les mots ont une couleur, une forme, un parfum, avec lesquels l’écrivain agit sur nos sens de façon matérielle et tangible. Ici il faut avouer que la question de l’orthographe se complique terriblement : est-elle pour quelque chose dans cette transposition des perceptions ? Je serais porté à le croire, car le secret de cette esthétique me paraît devoir être cherché dans l’effet des souvenirs personnels, dans l’action plus ou moins consciente des associations d’idées. Mais je ne voudrais pas me risquer parmi les détours d’un système aussi malaisé à vérifier. Il était utile de le mentionner, pour montrer comment on retrouve, jusque sur un domaine si étroit et si peu fait pour la fantaisie, les incertitudes d’une civilisation qui, sollicitée de côté et d’autre, a peine à reconnaître sa voie parmi tant d’entraînemens contraires.


VII

En tout ce qui précède, nous n’avons pas beaucoup parlé jusqu’à présent de l’Académie française. C’est cependant l’Académie qui est censée avoir en ces matières un pouvoir souverain : n’a-t-elle pas été instituée pour donner « des règles certaines » à la langue ? Tous les réformateurs s’adressent à elle et la mettent en demeure d’agir. M. Louis Havet, dans la pétition qu’il a lancée, se tourne vers elle. Tout ce qu’elle fera, dit-il, sera ratifié par la pratique universelle. D’autre part, des conservateurs inquiets envoient une contre-pétition pour engager l’Académie à ne pas céder. Confiance digne d’éloge, louable empressement, qui doit faire songer l’un des membres de la compagnie à cette Sagesse suprême dont les