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DEUX LIVRES SUR L’ALSACE

qu’ils nous paraissent d’un autre âge ou plutôt, si je puis ainsi parler sans irrévérence, d’une autre faune. Nous nous émerveillons de la robuste conviction avec laquelle ils disent : Mon peuple, mon armée, de l’assurance avec laquelle ils parlent de leurs droits héréditaires et historiques. »

L’Alsacien se soumet facilement aux règles établies par la loi ; mais, allât-il volontiers en pèlerinage sur la montagne de Sainte-Odile, on aura bien de la peine à lui persuader que la loi s’incarne dans un homme et que son souverain est un être à demi divin. Il se plaint que, parvenu à l’âge de raison, on lui raconte des fables, qu’on lui enseigne une mythologie politique qu’il avait désapprise, et qu’il désespère de rapprendre jamais. « Le régime allemand tend à ramener l’Alsace en arrière. Quel que soit son degré de culture, chaque Alsacien a conscience de cet effet. Il nous semble à tous que nous soyons, par l’opération du traité de Francfort, revenus à quelque existence antérieure, dont nous aurions gardé le souvenir confus. On nous réintègre petit à petit dans la dépouille de nos aïeux, si bien que la révolution, que nous avions l’habitude de regarder dans le passé, commence à poindre pour nous sur l’autre bord, du côté de l’avenir. Il serait dur, cependant, d’avoir à la recommencer et de devenir le levain qui fera fermenter un jour le peuple allemand. Dieu nous épargne un rôle aussi ingrat ! »

L’Alsacien est un peuple très gouvernable. Il rend à César ce qui appartient à César ; mais il demande à ses gouvernans de ne pas s’ingérer dans sa vie privée, de le laisser tranquille dans sa maison, où César n’a rien à voir, de se mêler le moins possible de ses affaires et de ses joies. Il déteste les tracasseries et les vexations inutiles. Aucun régime ne lui est plus insupportable que celui d’une police indiscrète, méfiante et chagrine, qui flaire partout des complots, qui multiplie comme à plaisir les enquêtes, les chicanes, les difficultés, les incidens fâcheux, et le régime policier auquel il est désormais soumis joint à l’intolérance l’esprit de minutie et la pédanterie des vétilles.

D’autre part, s’il consent à se laisser gouverner, il désire qu’on ne l’administre pas trop. Une feuille humoristique de Berlin racontait qu’un étranger de passage dans cette ville s’était plaint de n’y point trouver de décrotteurs. « De quoi vous étonnez-vous ? lui fut-il répondu. Ils sont tous sous-préfets, directeurs de cercles en Alsace-Lorraine. » On affirme pourtant que ces directeurs sont pour la plupart des gens corrects, appliqués à leur tâche et capables de s’en acquitter avec intelligence. Mais quoi ! leur consigne est d’administrer à outrance, et ils exécutent leurs instructions avec un zèle désespérant. Comme ils sont deux fois plus nombreux que ne l’étaient jadis les sous-préfets, comme chacun d’eux est doublé d’un assesseur et qu’assesseurs et directeurs se donnent au