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ceux-ci pour leur banalité, ceux-là pour leur ignominie ; mais M. Spronck a peut-être raison, et l’on sent, à travers tous ces poèmes, sous cette perpétuelle affectation, circuler en quelque manière la recherche active de la nouveauté. « D’autres artistes, dit M. Spronck, se sont faits les chanteurs de la nature ou de l’humanité, de la beauté plastique ou de la beauté morale, de l’amour terrestre ou de l’amour divin. Quant à Baudelaire, le but suprême qu’il indique, le seul vers lequel il ait tendu avec une énergie continuelle et absorbante, ce fut cette abstraction, — ou il faisait tenir tout ce qui n’est pas humain, terrestre, réel, déjà vu et déjà senti. » Qu’est-ce à dire ? sinon qu’il a enseigné la manière de se procurer, à défaut de la vraie, dont on manque, l’air au moins et les apparences de la fausse originalité ? Peut-être est-ce la pire leçon que l’on puisse donner à la jeunesse ; car, voulez-vous être nouveau ? Ne tâchez pas de l’être. Il y en a bien des raisons, dont celle-ci n’est pas l’une des moindres, que l’imitation de la nature et de la vérité, qui sont le commencement de l’art, en sont aussi le terme. Avec sa théorie de l’artificiel, avec son idée « d’une création, due tout entière à l’art, et dont la nature serait complètement absente, » je comprends donc, et je déplore d’ailleurs l’influence qu’a exercée Baudelaire. Mais j’aurais alors voulu qu’en expliquant la théorie M. Spronck en fît voir, — je ne dis pas le danger, ce n’était pas de son dessein, ni de l’objet de son livre, — mais ce qu’elle a d’artificiel elle-même, ou plutôt d’illusoire. Si l’on presse les termes, qu’est-ce qu’une « création due tout entière à l’art ; » et comment d’une œuvre d’art, si compliquée soit-elle, la nature peut-elle être complètement absente ?

Une formule heureuse, expressive et spirituelle, c’est celle dont M. Spronck s’est servi pour caractériser les frères de Goncourt : « Le développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout droit à l’impuissance dans l’art ; » et, si je ne me trompe, il serait difficile de mieux concilier ce que les admirateurs de Germinie Lacerteux ou de Renée Mauperin ont loué, louent encore dans l’œuvre des deux frères avec ce que nous avons, nous, toujours regretté de n’y pas trouver, c’est à savoir : une exécution dont la valeur d’art soit égale à leurs prétentions. Vous rappelez-vous cette Préface où le survivant des deux frères, il y a quelques années, revendiquait pour eux l’honneur d’avoir précédé Flaubert même dans les voies du naturalisme, et se plaignait à ce propos, non sans quelque amertume, qu’on les eût injustement frustrés du plus éclatant de leurs titres de gloire ? Mais il en faisait valoir aussi deux autres : ils avaient découvert le XVIIIe siècle, disait-il, et ils avaient, en quelque sorte, inventé le japonisme. C’était justifier tout ce qu’on leur a jamais adressé de critiques. Si du XVIIIe siècle ils n’ont connu que les boudoirs, les théâtres et les cafés, les peintres des fêtes galantes et ceux des élégances mondaines, comment auraient-ils porté,