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mauvaise foi ? — j’aurais voulu que M. Spronck, puisqu’il touchait à la question, et pour la poser comme elle doit être posée, la renversât. Je m’explique en quelques mots. Dans l’œuvre d’un artiste de qui l’on sait, par ses confidences ou par le témoignage de ses amis, qu’il était ce que nous appelons un « névropathe, » on cherche, avec une curiosité malsaine, les traces ou les preuves de sa « névropathie. » Je voudrais que l’on fit précisément le contraire ; et, dans sa « névropathie, » que l’on nous fit voir avant tout le danger, la fausseté, l’illégitimité de sa conception de l’art et de la vie. Par exemple, ce qu’il y a de durable et d’admirable dans Madame Bovary, c’est ce que Flaubert y a mis quand, entre deux attaques du mal, entièrement maître de lui-même, sain de corps et d’esprit, il écrivait comme on doit écrire ; mais ce qu’il y a d’extravagant et de fou dans la Tentation de saint Antoine, inversement, c’est ce que le névropathe y a comme insinué malgré lui des formes de sa maladie. Ou encore, et si nous généralisons, ce qu’il y a d’étrange, d’insolite, et de contradictoire au bon sens dans la conception que les Baudelaire et les Flaubert se sont faite de l’art, n’est-ce pas justement ce qu’ils y ont mis quand ils étaient malades ? et, d’y faire consister leur originalité, n’est-ce pas changer les vrais noms des choses, confondre la fièvre avec l’inspiration, « la surexcitation cérébrale » morbide avec le fonctionnement normal de l’intelligence ? et enfin et surtout, à la suite de quelques « névropathes, » n’est-ce pas lancer leurs imitateurs dans une voie dangereuse, et l’art lui-même sur la pente au bout de laquelle nous l’avons vu tomber du réalisme dans le naturalisme, du naturalisme dans le symbolisme, du symbolisme dans le décadentisme, et du décadentisme dans… « la privation de la vie, où l’aura conduit sa folie ? »

Voilà quelques questions que M. Spronck eût pu sans doute examiner, et dont je ne puis m’empêcher de croire que la discussion attentive aurait diminué quelque chose de la sympathie qu’il témoigne pour les « artistes littéraires. » S’il y a certainement une petite part de vérité dans la doctrine de l’art pour l’art, par exemple quand on l’applique à la peinture ou à la musique, on peut craindre qu’en littérature la « névropathie » de ceux qui l’ont professée n’en fasse pour la plus grande part l’illusion ou le rêve d’un malade. Et il est humain de soigner les malades, et, pour les guérir, on peut affecter d’entrer dans leurs manies : il ne faut pas se mettre à leur remorque et substituer en soi leurs conceptions délirantes à l’exacte vision de la nature, de la vérité, de la vie. Mais M. Spronck pourra répondre qu’en fait de questions difficiles il en a déjà trop touchées dans son livre, et qu’il en a surtout trop tranchées. Tout tient à tout, nous ne l’ignorons pas ; et, de la critique en particulier nous pouvons dire qu’elle n’a de nos jours, en cette fin de siècle, d’autre limite à ses ambitions que celle même de ses forces.