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Gautier, son usage aurait provoqué à Chicago de véritables épidémies, et certes le beurre artificiel n’est pas le remède propre à guérir la légendaire dyspepsie dont souffrent, dit-on, les estomacs yankees, torturés par l’abominable cuisine du Nouveau-Monde.

Comment s’y prennent les chimistes quand il s’agit de reconnaître la véritable nature d’un beurre falsifié ? Et d’abord ne suffit-il pas d’une simple dégustation attentive pour faire rejeter un beurre qui n’a rien de commun avec le lait ? Les organes du goût donnent lieu à bien des erreurs en pareille circonstance, et M. Gautier en a cité des exemples fort curieux : à l’exposition de laiterie de Hambourg (1877), les experts trouvent l’oléomargarine aussi bonne que le meilleur beurre de vache ; dans un concours analogue, à New-York, les commissaires se déclarent inhabiles à juger de la différence. Dira-t-on que la compétence des Allemands et des Américains, en tant que gourmets, est un peu sujette à caution ? Nous répliquerons par une anecdote plus bizarre encore : on a vu, dans le Royaume-Uni, les arbitres d’une exposition primer un beurre de margarine et le ranger au-dessus des produits fournis par les vaches anglaises[1].

Mais, si le sens du goût entraîne l’expert à des illusions, jusqu’à lui faire commettre de véritables bévues, que dire de la vision, même secondée par un microscope ? Elle ne saurait conduire à des résultats certains, sinon dans le cas le plus simple, celui où l’on examinerait une graisse incomplètement débarrassée de traces de sang ou de résidus de membranes. Il faut donc se résigner à procéder aux méthodes recommandées par la physique ou la chimie, méthodes malheureusement trop nombreuses pour être irréprochables isolément, méthodes enfin difficiles à pratiquer en dehors d’un laboratoire bien installé. Il est certain que l’exposé qui va suivre donnera au lecteur une haute idée de la fécondité d’imagination des chimistes.

Ainsi on a recommandé l’emploi d’une lampe spéciale, alimentée par le beurre suspect : lorsque la mèche est bien allumée, le praticien souffle sur la flamme, l’éteint et hume consciencieusement la fumée qui se dégage. S’il perçoit alors bien nettement l’odeur caractéristique de la chandelle ou de la côtelette grillée, il peut être certain que le beurre est fraudé.

Nous avons vu que le beurre sec et pur contenait 7 pour 100 de

  1. Il est clair que les prétendus beurres destinés aux juges des concours avaient été préparés tout spécialement et certes purifiés avec beaucoup plus de soin que les échantillons ordinaires du commerce. Peut-être aussi y avait-il eu fraude, fraude inverse de celle qui se produit d’habitude, et les sophistiqueurs à rebours avaient-ils dénaturé la margarine avec de l’excellent beurre. Enfin, il est bien permis de se demander s’il n’y a pas eu erreur volontaire.