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sa majorité qu’on accuse de corruption, de violation des droits de la Hongrie, de subordination sans dignité vis-à-vis de Vienne. L’opposition va un peu à l’aventure, sans réflexion. Elle est allée même jusqu’à refuser de voter la liste civile attribuée à l’empereur comme roi de Hongrie. Elle vote contre tout ce que propose le chef du cabinet, sans lui laisser même le temps et la liberté de parler. Elle manœuvre visiblement de façon à rendre la position impossible à M. Tisza. Un instant, on a cru avoir trouvé le point faible à propos du vieux Kossuth, qui habite Turin et n’a jamais voulu rentrer en Hongrie. D’après les lois de l’empire, Kossuth, pour conserver sa nationalité, était obligé de faire une déclaration au consulat austro-hongrois de la ville où il réside ; mais il s’est toujours refusé à reconnaître le régime existant en Hongrie, et, à défaut de la déclaration légale, il était exposé à perdre sa nationalité. Merveilleuse occasion de soulever les passions contre le ministère, s’il exécutait la loi à l’égard de celui qu’on appelait « le grand patriote sans patrie ! » M. Tisza a su de jouer le plan avec finesse, par une sorte de subterfuge, en déclarant que Kossuth, ayant accepté de plusieurs villes la qualité de citoyen honoraire, pouvait être considéré comme citoyen hongrois, — que, si l’opposition voulait lui dénier ce titre, c’était son affaire. Il a mis les rieurs de son côté.

M. Tisza, à dire la vérité, tient tête à l’orage avec un mélange d’habileté, de sang-froid et de verdeur. Il ne recule pas, il disait même il y a quelques jours, d’un ton assez hautain, qu’il regrettait « de ne pouvoir offrir à ses adversaires la perspective de sa démission prochaine. » C’est fort bien ! Il n’est pourtant pas difficile de distinguer à travers tout que ce premier ministre, si fier, si confiant en lui-même, arrive au bout de son règne. M. Tisza a connu autrefois la popularité, il connaît aujourd’hui les amertumes d’une impopularité qui devient évidente. Il a trop duré, il a contre lui ses quinze années de ministère, et rien ne prouve mieux le déclin de son ascendant, que le soin avec lequel quelques-uns de ses collègues récemment appelés au ministère le laissent seul engagé dans la lutte, paraissant éviter de confondre leur cause avec celle du président du conseil. On peut donc prévoir que M. Tisza n’ira plus bien loin comme chef de cabinet, que s’il ne prend pas sa retraite peur donner satisfaction à ses adversaires, il la prendra parce qu’il en sentira lui-même la nécessité. On peut pressentir aussi qu’un changement de ministère dans ces conditions peut n’être pas sans gravité, sans signification pour les rapports toujours délicats de la Hongrie et de l’Autriche, qu’il pourrait même avoir quelque influence directe ou indirecte sur les affaires diplomatiques de l’empire. Ce serait dans tous les cas une crise ; cette crise pourrait être un embarras sérieux pour l’Autriche, pour l’empereur François-Joseph lui-même, et ce ne serait peut-être pas le moment de « s’engager à fond, » comme