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saisir exactement le degré où la vérité se sépare de la beauté. Ne sait-on pas que les peintres japonais n’ont jamais voulu peindre autrement qu’à l’aquarelle et que la plupart s’interdisaient de travailler d’après nature ?

Pour comprendre la peinture japonaise, il faut donc se figurer le peintre comme un enfant à qui l’on a défendu une foule de choses et qui s’en abstient parce qu’on les lui a défendues. Mais il faut songer aussi que c’est un enfant merveilleusement doué, passionné pour son art, tout occupé de l’adorable comédie qui se joue autour de lui. Il ne sort pas des barrières qu’on lui a imposées : mais à l’intérieur de ces barrières il déploie tout son génie avec une verve, une ferveur, une variété extraordinaires. Il ne peint pas d’après nature ? Qu’importe, puisqu’il a l’esprit plein de formes et de couleurs, puisqu’à tout moment il revoit les objets avec autant de précision et de vie que s’il les avait sous les yeux ! On lui ordonne de faire des paysages chinois ? Qu’importe, puisque la Chine est pour lui le symbole du rêve idéal, puisqu’il a dans la tête assez d’images et assez de talent dans la main pour combiner d’une façon nouvelle, indéfiniment, les rochers à pic, les torrens, les arbres dévastés, les pagodes ! Ce qu’il aime dans les choses, c’est leur forme, et leur couleur, et leur mouvement : quant à leur réalité, c’est à peine si son âme d’enfant en a la notion. Lui a-t-on enseigné, comme dans l’école classique des Kano, à dédaigner la couleur au profit de la ligne ? Il arrive à produire des effets de couleur avec du noir et du blanc : tant sa vision est intense et tant il aime à tricher, à faire des tours de force, à se divertir les yeux et la main. Plus les limites où on l’enferme sont étroites, plus il a de menues trouvailles, s’ingéniant à tracer mille sillons nouveaux dans le petit champ qu’on lui a laissé.

Aussi, malgré l’insuffisance logique des théories, l’excès des règles, et les entraves qui en résultaient pour la liberté de leur vision, les Japonais ont-ils créé une peinture pleine de vie et de vérité, peut-être plus imprégnée que toute autre du sentiment de la nature. Au premier abord, ils se ressemblent tous, ayant tous un ensemble de traditions communes : mais, en réalité, chacun diffère de l’autre par une foule de traits de détail, suivant l’école où il appartient et sa façon particulière de voir le monde extérieur.

Et quelques-uns d’entre eux, les maîtres, ceux qui sont le mieux parvenus à développer leur génie personnel dans les bornes des traditions, ceux-là méritent de prendre place dans l’histoire de l’art à côté de nos maîtres à nous. Il leur a manqué les qualités supérieures de l’esprit, tout cet élément intellectuel, qui donne tant de prix aux œuvres de Léonard, de Michel-Ange, de Poussin : mais