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japonais du XVIIIe siècle. Enfant, il est l’orgueil de sa maison, traité par ses parens comme un petit dieu. À trois ans, il devient homme, revêt l’obi, se promène gravement par les rues de la ville, avec sa petite tête rasée où on a laissé seulement quelques touffes de cheveux. Il a pour s’amuser les jouets les plus gracieux, des poupées qu’il costume à son gré, de petits moulins dont l’eau fait tourner la roue. Après un séjour à l’école, où il a appris à lire, à écrire, à réciter les noms des grands capitaines, il entre à quinze ans dans l’atelier d’un peintre. Son maître l’instruit à bien s’asseoir par terre devant le papier ou la soie, à tenir le long pinceau très loin du bout, entre le pouce et le médium, en laissant libres le coude et l’épaule, à tracer d’abord à l’encre de Chine les contours de la figure, puis à disposer les couleurs, employant pour chacune un pinceau spécial. Bientôt le jeune homme connaît les dix styles du dessin, correspondant aux dix styles de l’écriture : car c’est de l’écriture qu’est sorti le dessin, et le peintre ne peut pas manquer d’être un bon calligraphe. Il sait les procédés spéciaux qui conviennent aux divers genres de peinture ; car on ne peint pas de la même façon, ni dans le même esprit, le kakémono, qui se déroule de haut en bas et décore dans les maisons japonaises le recoin d’honneur, le makimono, qui se déroule en largeur comme un rouleau d’étoffe, le paravent, l’écran, l’éventail, le feuillet d’album[1].

Mais en même temps qu’il l’exerce aux mille artifices du métier, son maître l’habitue à aimer son art, et à lui trouver une matière dans l’étude de la nature. Après lui avoir fait copier de ses propres dessins, puis des œuvres fameuses du passé, il le force à peindre de souvenir un bambou, un oiseau, une figure, puis à représenter avec l’expression qui sied un héros légendaire ou un paysage fantastique.

Le jeune peintre a vingt ans : il achète une petite maison, met un soin infini à l’orner, à la tenir en ordre. Des voisins lui commandent des kakémonos ; et il travaille assidûment, appliquant de son mieux les leçons qu’il a apprises. Mais sitôt qu’il a fini son ouvrage, le voilà qui s’en va le bâton à la main et le sac au dos, sans autre idée que de jouir de la beauté du ciel, de nourrir ses yeux de couleurs brillantes. Il rôde dans la campagne, s’arrêtant pour causer avec les paysans qu’il rencontre, offrant, on échange d’un repas ou d’un gîte, l’esquisse de ce qu’il vient de voir. Rentré en ville, il stationne devant les tréteaux des lutteurs, écoute les

  1. Sur les usages pratiques de ces diverses formes de peintures, voir le livre de M. Morse, Japanese Homes (Boston, 1886).