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qui avait pris chez eux une importance extraordinaire : lire et disputer, on ne faisait pas autre chose dans les écoles, et celles où l’on formait des médecins étaient soumises au même régime que les autres. Quand un élève connaissait Hippocrate et Galien, qu’il était capable d’en commenter le texte en chaire, avec la robe et le bonnet carré, qu’à propos de leurs opinions il avait vaillamment disputé contre ses professeurs ou ses camarades, dans des épreuves solennelles, on croyait qu’il ne lui restait plus rien à apprendre et il était proclamé, suivant le mot de Rabelais, medicus omnibus numeris absolutissimus. Cependant on finit par comprendre que la médecine n’est pas dans les mêmes conditions que la grammaire ou la théologie, que l’étude des textes et la discussion ne suffisent pas pour connaître les maladies et les guérir, qu’il faut y joindre la pratique personnelle et l’observation. D’abord on décida que le bachelier, avant de se présenter à la licence, serait tenu d’exercer son art pendant six mois, hors de la ville, sous la direction d’un médecin expérimenté. Cette pratique parut longtemps suffisante, et nous ne voyons pas qu’on ait rien imaginé de plus jusqu’en 1763, où l’on décide « qu’il sera loisible aux étudians de faire venir à l’université, un jour de chaque semaine, des pauvres malades, que le professeur consultera devant eux, aux fins de leur apprendre à consulter et à connaître les maladies. » Voilà la clinique enfin instituée. L’anatomie est plus ancienne ; mais que de peines elle éprouva pour s’introduire dans les écoles ! l’Eglise lui était contraire, et le pape Boniface VIII menaça un jour d’anathème quiconque se rendrait coupable de mutiler des cadavres. Cependant, dès la fin du XIVe siècle, le duc d’Anjou, lieutenant de Charles V en Languedoc, permit aux médecins de Montpellier de disséquer des suppliciés. Mais les occasions étaient rares ; elles ne se produisaient guère que deux ou trois fois par an et l’on commence, vers le XVe et le XVIe siècle, à trouver que ce n’est pas assez. Ceux qui veulent les rendre plus fréquentes n’hésitent pas à s’en aller la nuit déterrer les morts dans les cimetières. Félix Platter a raconté une de ces équipées, à laquelle il prit part, et qui n’étaient pas sans péril[1]. La

  1. Je ne résiste pas au plaisir de citer le récit de Platter. « La nuit était déjà sombre quand Gallotus nous mena hors de la ville, au monastère des Augustins. Nous y trouvons un moine aventureux, qui s’était déguisé et nous prêta son aide. Nous entrons dans le cloître et nous restons à boire jusqu’à minuit. Puis, bien armés, et observant un profond silence, nous nous rendons au cintre de Saint-Denis. Myconius avait son épée nue, comme les Welches leurs rapières. Nous déterrons le mort en nous aidant de nos mains seulement, car la terre n’avait pas eu le temps de s’affermir. Une fois le cadavre à découvert, nous lui passons une corde, et, tirant de toutes nos forces, nous l’amenons en haut. Après l’avoir enveloppé de nos manteaux, nous le portons sur deux bâtons jusqu’à l’entrée de la ville. Il pouvait être trois heures du matin. Nous déposons notre fardeau dans un coin et frappons au guichet. Un vieux portier se présente en chemise et ouvre. Nous le prions de nous donner à boire, prétextant que nous nous mourons de soif. Pendant qu’il va chercher du vin, trois d’entre nous introduisent le cadavre et s’en vont le porter dans la maison de Gallotus, qui n’était pas fort éloignée. Le portier ne se douta de rien. Quant aux moines de Saint-Denis, ils se virent obligés de garder le cimetière ; et, de leur cloître, ils tiraient des traits d’arbalète sur les étudians qui s’y présentaient. »