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la nuit, en profita pour relever prestement la manche de la pelisse de Véra et déposa un rapide baiser sur son bras, la brave fille ayant les mains couvertes de sang.

— Toujours le même ! dit-elle avec un doux sourire.

— Toujours, à perpétuité ! tant que vous serez aussi belle, Vérouschka.

— Hallucination, illusion des sens, mon ami.

Et elle lui échappa encore cette fois.

Deux jours après, l’assaut héroïque et mémorable des Russes sur Goreji-Doubnik eut lieu.

Kroubine commandait une colonne d’ambulance, et Véra l’avait rejoint. Au milieu du champ de bataille ils faisaient tous deux leur devoir avec sang-froid, sollicitude et intelligence. Ils se dévouaient jusqu’au sacrifice. Plusieurs fois Véra accompagna les porteurs sans se soucier des balles qui sifflaient autour d’elle. Elle aida à transporter des blessés depuis le champ de bataille, rouge de sang, jusqu’aux ambulances.

A cinq heures de l’après-midi, les colonnes se formèrent pour l’assaut. Les soldats marchaient, tous animés de la même résolution énergique et froide, qualité particulière à l’armée russe. Ils s’avançaient vers l’ennemi avec l’ordre et la régularité d’une troupe manœuvrant sur le champ d’exercice. Ils gravirent ainsi les hauteurs et disparurent bientôt derrière le rideau de brouillard qui enveloppait la redoute ennemie. À ce moment, tous les cœurs battaient avec force. Les troupes de la réserve se découvrirent, et firent le signe de la croix.

Une pause terrible, où l’on n’entendait que le grondement des canons et le crépitement de la fusillade. Puis, un immense hourra, indiquant que la baïonnette avait commencé son œuvre d’éventrement.

A la fin du jour, au moment où le crépuscule allait faire place à la nuit profonde, la redoute était tombée au pouvoir des Russes, avec 1,600 hommes commandés par un pacha, et quatre canons. 4,000 Russes et presque autant de Turcs gisaient sur le champ de bataille.

La nuit était tout à fait tombée. Les maisons en flammes de Goreji-Doubnik éclairaient, à une grande distance, les collines et les bivacs des soldats russes.

De tous côtés, on entendait, comme au milieu de paisibles villages, les doux airs mélancoliques du foyer, de la patrie.

Véra entendit ces chants lorsqu’elle sortit, pour un moment, d’une grange où elle venait de panser les plaies de plusieurs