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être aux puissances surnaturelles, luttant, impassible, avec les élémens et avec la mort.

Kroubine la rencontra au moment où elle remontait la pente d’une colline, emportant un Cosaque de l’Oural sur son dos.

— Que faites-vous donc, Véra ? lui dit-il, avez-vous juré de mourir cette nuit ?

Si mourir était son secret et suprême désir, elle allait être bientôt exaucée.

Fouillant sans cesse la neige, à la recherche des blessés, semblable à un fidèle chien du Mont-Saint-Bernard, elle allait toujours en avant, parcourant, infatigable, la masse de neige scintillante et glaciale. A la fin, l’âpre froid finit par la saisir à son tour. Elle s’arrêta au milieu de cette splendeur sépulcrale, et se sentit perdre connaissance. Elle voyait toujours l’immense nappe blanche ; elle distinguait parfaitement le bruit des armes, et la rumeur de l’armée dans le lointain, mais elle fut envahie tout à coup par une fatigue douloureuse, suivie d’une lassitude générale de tout son être, d’un abattement de tous ses membres. Ses bras et ses jambes s’alourdissaient, semblaient d’un poids énorme. Puis, tout devenait insensible. C’était une sorte de bien-être qui invitait à ne plus bouger… Enfin, la tête s’abandonna à son tour, et la pauvre Véra s’affaissa dans la neige comme dans un chaud duvet, comme dans une vaste et douillette fourrure.

Une grande clarté se faisait autour d’elle, et augmentait d’instant en instant… Puis, les cloches commençaient à sonner tout à l’entour…

— C’est la victoire ! murmura-t-elle. Et elle laissa tomber tout à fait sa tête, comme pour dormir.

Cependant, au loin, le canon grondait, la fusillade devenait de plus en plus nourrie. Les Russes avançaient en poussant des hourras enthousiastes.


SACHER-MASOCH.