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faut-il ? Si cela n’a pas toujours suffi, il suffit aujourd’hui qu’on ait eu intérêt à commettre le crime, et la gravité s’en mesure à celle du châtiment qu’on a plutôt bravé que de s’en abstenir. M. Tarde, dans sa Philosophie pénale, n’a-t-il pas oublié quelquefois que la question du crime est une question actuelle ? et en la rendant rétrospective, en appelant à lui, pour la traiter, tout cet appareil historique, si je ne veux pas dire qu’il l’ait obscurcie, n’a-t-il pas perdu de vue, chemin faisant, l’objet et le caractère de son livre ?

Une autre cause encore de confusion ou d’obscurité, c’est que M. Tarde n’a pas pris la peine, dans son livre, de délimiter avec assez d’exactitude et de précision les domaines contigus, et peut-être enclavés l’un dans l’autre, mais inégaux pourtant en étendue, de la morale et de la loi. Qui donc a dit qu’il n’y avait pas de pire tyrannie que de vouloir régler la morale par des lois positives ? Qui que ce soit, il avait raison ; et on peut noter à ce propos que le progrès de la législation pénale a consisté de tout temps, si je puis ainsi dire, à se restreindre pour se fortifier. Tous les crimes qui n’en sont plus, selon la remarque de M. Tarde, ce sont des crimes qui n’en ont jamais été, comme « l’évocation des esprits, » par exemple, ou comme « la profanation du sabbat. » La loi qui les déclarait tels s’arrogeait un pouvoir qui n’était pas le sien ; elle empiétait sur les droits de la morale ; elle confondait ce qu’elle ne pouvait confondre ni sans dommage pour la société même, ni sans péril pour cette fixité « sans laquelle une loi n’est pas loi. » J’aurais voulu que M. Tarde n’omît pas de faire cette distinction, et, se souvenant du titre de son livre, qu’il ne parlât pas peut-être si souvent de responsabilité morale, mais de responsabilité pénale seulement.

Quoi qu’il en soit de ces objections, on ne saurait nier qu’en fondant la responsabilité sur l’identité personnelle, M. Tarde, par là même, n’ait solidement établi la théorie de l’irresponsabilité, — et c’est bien quelque chose. Nous sommes irresponsables dans la mesure où nous sommes aliénés de nous-mêmes. J’ajoute qu’en la fondant, d’autre part sur la similitude sociale, si c’est toujours, en somme, de l’utilitarisme, il faut pourtant avouer qu’il diffère de celui des anthropologistes. Dans la théorie de M. Tarde, le criminel, en effet, n’est plus présenté ni conçu comme une bête féroce, qu’il s’agirait uniquement de réduire à l’impuissance ou de détruire. C’est un associé qui, par quelque acte de violence ou par quelque manœuvre de dol, a rompu le pacte social, et s’est ainsi mis hors de la société dont il faisait jusque-là partie. En ce sens, on peut dire avec Montesquieu qu’il est lui-même le juge de son crime ; on peut dire que c’est de son consentement qu’on le frappe, puisque la loi même qui le frappe est celle qui le protégeait, aussi longtemps qu’il y avait soumis ses passions ou ses appétits. Cela est vrai