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Pascal ne se contente pas de signaler l’importance de l’esprit en amour, il recherche quelles aptitudes intellectuelles y trouvent spécialement leur emploi. C’est « l’esprit de finesse, » a l’esprit de géométrie, » « la délicatesse. » Or il suffit de bien entendre les définitions qu’il donne de ces trois modes de la pensée pour reconnaître que, selon lui, l’amour exerce l’intelligence tout entière, dans sa puissance d’intuition et de logique, d’analyse et de synthèse. Toutefois, dans un entretien d’amour si redevable au cerveau, qu’on ne s’alarme pas pour la grâce et la chaleur du langage ! En effet : « Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble (de géométrie et de finesse), que l’amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de l’esprit, qui est très nécessaire pour l’éloquence de deux personnes. » Si l’on rapproche ce fragment du suivant : « En amour un silence vaut mieux qu’un langage ; il est bon d’être interdit,.. » on ne voit pas tout de suite le moyen de les concilier ; mais on reconnaît vite que dans le premier cas il s’agit de plaire, de remporter des victoires sur le cœur dans des escarmouches brillantes ou des rencontres heureusement ménagées, et, dans le second cas, d’assurer à son propre cœur sa conquête, d’en fixer l’étendue et d’en faire accepter les conséquences. Il y a loin encore de s’être rendu agréable à s’être rendu cher ; il ne faut pas s’y tromper, toute méprise serait un recul, une défaite. Le silence est expressif sans rien compromettre. On ne risque l’aveu qu’après en avoir préparé le succès par la persuasion. L’esprit de géométrie vient à la rescousse ; moins insinuant, il est plus pressant, il convainc. « Il a des vues lentes, dures et inflexibles. » De sorte qu’il pousse à merveille dans leurs derniers retranchemens tous les faux-fuyans dilatoires. Il investit la place et l’enveloppe de ses parallèles progressives et sûres jusqu’à ce qu’elle se rende. La dialectique est d’autant plus puissante en amour qu’elle a l’amour même pour complice, ce qui la dispense d’être aussi rigoureuse que pour démontrer le théorème du carré de l’hypoténuse ; elle a tout le prestige de sa fonction sans en assumer tous les devoirs. L’amoureux, en effet, ne lui demande guère que de spécieux sophismes, et elle excelle à lui en fournir. Un géomètre qui se prendrait trop au sérieux se fourvoierait, car la coquetterie élude les définitions trop exactes qui la déconcertent et les déductions trop serrées qui l’engagent, et l’ingénuité démonte les syllogismes. Ajoutons que, en amour, quand on a convaincu géométriquement, rien n’est fait si l’on n’est point en voie de plaire ; le consentement se dérobe, s’échappe par la tangente, et le solide édifice des argumens demeure debout, inébranlable mais désert. Conquérir la volonté ne sert même de rien. La meilleure volonté d’aimer ne fait pas aimer.