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malheurs pouvaient faire peu à peu, puis, brusquement, disparaître. Pour combattre un ennemi de cette sorte, il se réfugiait dans la résistance tenace, morose et un peu hautaine, et, sauf l’âpreté du dédain, il ne pouvait guère faire autre chose.

Pour ce qui est de la résistance particulière qui a été la cause, ou plutôt l’occasion de sa chute, pour ce qui est de son opposition à toute extension du droit de suffrage, il y a à examiner d’un peu près.

Deux extensions du droit de suffrage étaient possibles, étaient réclamées, avaient des partisans ; l’une était le suffrage universel, l’autre consistait dans l’abaissement du cens et l’adjonction des « capacités. » La première, il la repoussait absolument. Rien n’était plus contraire à toute sa pensée. Rien n’était plus contraire à ce système de direction du pays par la classe moyenne qui était le sien. Chose curieuse, qu’on peut maintenant remarquer après coup, et dont il ne se doutait pas, le suffrage universel ne lui aurait pas été contraire, à lui Guizot, ou à un homme comme lui, ou à une politique analogue à la sienne. Le suffrage universel français est très résolument conservateur et pacifique comme était Guizot, et la politique de conservation, et la politique de paix presque à tout prix, et la politique ennemie ou ignorante des abstractions et des chimères, et la politique positive et réaliste, qui était celle de Guizot, est celle de notre suffrage universel quand on le laisse à lui-même, quand on ne le trompe pas, ce que certes Guizot n’aurait pas fait.

Mais que le suffrage universel fût cela, ni Guizot ni personne ne le savait alors, ni ne le supposait. Le suffrage universel dont je viens de parler, c’est le paysan français, et tout le monde alors ignorait le paysan. On ne connaissait que la grande bourgeoisie, la petite bourgeoisie et le peuple des villes. Tous, amis et adversaires du suffrage universel, se le représentaient comme la France aux mains des ouvriers. Le mot « peuple » alors n’avait pas d’autre sens. C’est ce suffrage universel là que Guizot a repoussé de toutes ses forces.

S’il a vu plus loin, ce que je ne crois pas, mais ce qui est possible, il a pu voir le paysan bien insuffisamment éclairé encore par sa loi de 1833 pour pouvoir gouverner le pays. Il a pu le croire sage, bien intentionné et conservateur, mais très capable d’être séduit et trompé par les apparences ; il a pu croire qu’avec un gouvernement comme celui de Guizot, de Mole, de Thiers ou de Lamartine, il ferait de bonne politique, et même serait un admirable et invincible obstacle à l’esprit de chimère, de précipitation et d’aventures ; mais il a pu croire aussi qu’il soutiendrait par esprit de conservation tel gouvernement aussi chimérique et