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terre. Plus de boutiques offrant aux regards les produits de l’industrie ; rien que quelques chaumières uniformes. C’est comme un lent retour à l’état de nature accompli sur un chemin qui aboutit à la solitude. On se sent très avant dans un pays déjà situé au bout du monde, en un endroit que n’atteint pas la grande route battue par les allées et venues des hommes qui vivent en communauté. On passerait son existence dans un recoin de cet asile, ignoré comme si on était déjà mort ; on trouverait dans ce séjour tranquille un isolement presque aussi parfait que si on avait réussi à émigrer dans quelque planète sans habitans.

L’agilité et la vigueur, deux qualités auxquelles se joint ce don des dieux, la gaîté, ont été libéralement réparties à nos coureurs. Stimulés par les difficultés mêmes dont la marche est semée, ils en sont arrivés à les rechercher pour se donner la joie de les surmonter, et ont fini par se livrer franchement à de véritables tours de force et d’adresse. Par l’emploi simultané de la traction et de la poussée, ils réussissent à faire escalader aux jin-riki-sya et à leur contenu un assez gros quartier de roc, au flanc escarpé, qui nous barrait le passage. Il est bon d’ajouter, pour la vraisemblance de ce récit, que les véhicules qui paient les frais de ces fantaisistes expériences ne sont pas leur propriété, mais leur ont été loués par une compagnie ad hoc de Takasaki. Nous franchissons à fond de train un pont jeté sur les berges très élevées d’un torrent, formé par l’assemblage de deux ou trois troncs d’arbre, et si étroit, si juste, qu’à une certaine seconde le jin-riki-sya n’adhère plus aux poutres que par une roue, l’autre tournant dans le vide. Nous nous aventurons sur un capricieux sentier en corniche, à peine plus large que l’écart des roues de la voiture. Dans ce passage, à la fois pénible et dangereux, deux des traîneurs, attelés en flèche, avancent laborieusement, le corps presque couché à terre, tellement la montée est rude, pendant qu’à l’arrière leur collègue les seconde de toute son énergie. Nous suivons dans cette disposition le faible rebord contournant, en spirale, une menaçante paroi verticale qui semble vouloir nous jeter dans l’abîme. Je me rappelle à ce moment une gravure de Gustave Doré dans le Voyage en Espagne où l’on voit, sur une route analogue, une diligence roulant dans un précipice : le conducteur la précède dans sa chute, les bras étendus, et elle entraîne une longue grappe de mules dont un couple ou deux ont encore pied sur la voie et essaient désespérément de se retenir au roc avec leurs sabots. — Nous eussions opéré une dégringolade de ce genre. Les deux troisièmes traîneurs, seuls survivans probables de la catastrophe, seraient restés pour courir la raconter au plus proche village, où les ma ! les domo ! et toutes