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nation se compose de tout ce qu’elle a vécu dans le cours des âges et dont le sphinx de l’avenir se réserve la synthèse.

— La mer vient, rentrons, me dit l’innocent.

Son œil vague et sans sourire n’avait rien perdu de son calme. Son attitude avait toujours la même majesté de mendiant et de modèle. Seulement il me prit gravement la main pour me conduire. Je ne voyais pas venir la mer, mais un grondement lointain annonçait l’approche du mascaret. En avançant, je m’aperçus que les flaques d’eau augmentaient et que la tangue devenait plus molle. L’eau paraissait sourdre du fond des sables, et j’enfonçais parfois jusqu’aux genoux. Tout à coup, une lame longue, plate, imperceptible, vint lécher nos pieds de sa frange d’écume. D’où venait-elle ? De l’horizon. C’était l’océan lointain qui nous saluait. « Pas de danger, jamais de danger avec moi, » me dit l’innocent, qui me prêta son bras d’Hercule pour me maintenir en équilibre sur la lise mouvante. Puis, son idée fixe le reprenant, il recommença son interminable histoire, où revenait sans cesse le refrain mystérieux : « Tombelène ! Tombe d’Hélène ! » Quant à la petite pêcheuse, elle riait de mon embarras. Sa sabrette pleine de coques, elle bondissait sur les lames grandissantes, comme un pétrel, et continuait sa chanson :


Quand la belle fut dans le navire,
Vive l’amour !
Elle se prit à pleurer,
Vive le marinier !
Et qu’avez-vous, la belle,
Vive l’amour !
Qu’avez-vous à pleurer,
Vive le marinier !


En quelques minutes, nous atteignîmes le granit solide du Mont-Saint-Michel. Une heure après, les lames battaient contre le rempart de l’Avancée, et bientôt la mer envahissante, avec sa ceinture de vagues, eut changé le Mont solitaire en île.

Depuis, ces images marines, mêlées aux ombres du château et de l’abbaye, m’ont hanté. Souvent mes pensées voyageuses sont revenues au Mont-Saint-Michel, « au péril de la mer, » comme à un observatoire immobile au milieu du flux et du reflux des temps. J’ai glané dans les livres, j’ai feuilleté de vieilles chroniques, et l’histoire du Mont m’est apparue comme un reflet coloré, comme un raccourci symbolique de la grande histoire de France. J’ai tâché de fixer en quelques visions rapides les scènes et les personnages, de diverses époques, que ces lectures ont