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grosse somme, un des cardinaux proposa d’y faire contribuer tous les habitans d’Avignon, chacun selon ses moyens, « par quoi le trésor de Dieu ne fut point amoindri. » La proposition fut immédiatement adoptée par le conclave. Quand Du Guesclin apprit cela, il se fâcha grandement et se mit à discourir du clergé en termes peu révérencieux, disant qu’il voyait des chrétiens pleins de convoitise et de mauvaise foi ; que la vanité, l’avarice, l’orgueil et la cruauté étaient dans l’église ; que ceux qui devraient donner leur bien pour la cause de Dieu étaient ceux qui prennent partout, tenant leurs coffres le mieux fermés et ne donnant jamais rien du leur. « Par la foi que je dois en la Sainte-Trinité, dit-il, je ne prendrai un denier de ce que pauvre gent a payé. » Quand le prévôt apporta la somme, le Breton la renvoya, ordonnant qu’elle fût rendue au peuple. Il exigea qu’elle sortît du trésor du pape. « Et dites-lui encore qu’il ne soit reculé ; car si le savais et que je fusse outremer, je retournerais et le pape n’en serait une content ! » Grâce à cette ferme attitude, Du Guesclin obtint ce qu’il voulait. On voit par là à quel point il prit au sérieux son rôle de chevalier. La chanson populaire de Bretagne l’appelle « le droit seigneur » et lui fait dire cette belle parole : « Celui que Dieu protège doit protéger les autres. » Lui-même, dans ses grandes indignations, ne cessait d’appeler Dieu « le droiturier. » Droiturier et justicier, il le fut dans la force du terme. En ce triste XIVe siècle, en ce temps de désolation et d’exactions qui justifia les jaqueries, au milieu des horreurs de la guerre de cent ans et du découragement universel, Du Guesclin ressemble au chevalier d’Albert Durer. Il s’avance au pas, sur un destrier aussi pensif et aussi intrépide que son maître. Sur son chemin, entre les racines convulsées d’une forêt morte, surgissent deux figures macabres : un squelette et un être bestial à tête de bouc. C’est la mort et le diable qui le guettent au passage. Mais il ne les voit pas. Serré dans sa carapace de fer, la lance haute, les rênes en main, la tête légèrement inclinée, impassible, il poursuit son but lointain.

Charles le Sage le fit connétable de France. Du Guesclin n’accepta qu’à contre-cœur la lourde charge dont il sentait tout le poids. Avant de mourir, Du Guesclin devait connaître l’épreuve suprême d’être méconnu par celui pour lequel il combattait, et celle plus amère encore de douter de son œuvre. Lentement, infatigablement, suivant et harcelant l’armée anglaise avec une persévérance de Fabius Cunctator, il avait reconquis la Saintonge, le Rouergue, le Périgord, le Limousin. Mais, pour achever sa victoire, Charles le Sage voulut joindre à sa couronne le riche fleuron de la Bretagne. Celle-ci, toujours indépendante, aussi rebelle au joug des Valois qu’à celui des Plantagenets, sentit bondir en elle