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veuve assise au milieu des ruines fumantes de son sol déchiqueté et des cadavres amoncelés de ses enfans. Qu’allait-elle devenir et à quoi bon tant de sang versé ? Ah ! si son regard avait pu percer l’avenir ; si, dans une de ces visions par lesquelles les mourans pénètrent quelquefois le mystère des destinées, il avait pu déchirer les sombres voiles qui l’enveloppaient, — une apparition étrange, lumineuse, signe des temps nouveaux, l’eût consolé. Il aurait vu une simple bergère, conduite par les voix qu’elle entendait dans la forêt, sortir de ses bois ; il aurait vu la douce fille, dont la belle âme rayonnait sur son franc visage, se pencher sur lui, et saisir dans ses mains de vierge cette épée de connétable qu’il ne quittait qu’à regret. Il eût pleuré de joie et d’admiration en voyant l’humble paysanne presser longuement cette épée sur son cœur, comme pour y faire passer son âme, et puis la brandir avec une telle force et une telle foi que de son éclair naquit la France, la vraie France, celle qui commençait à palpiter mystérieusement dans les cœurs attentifs et généreux.

Du Guesclin fut le précurseur de Jeanne d’Arc. L’âme française, encore liée à la féodalité, mais déjà puissante et hardie, s’ébauche dans « le droit chevalier. » Elle jaillit libre, spontanée, impétueuse dans la bonne Jeanne, qui par la pureté de son cœur fut la grande voyante de la patrie et qui nous apparaît, par son beau courage, comme l’ange armé de la France.


IV. — CONCLUSION, ROLE DU MONT-SAINT-MICHEL DANS L’HISTOIRE, LE GÉNIE DE LA FRANCE ET SON SYMBOLE.

Je viens de donner un aperçu du rôle du Mont-Saint-Michel dans l’histoire de France, du VIIIe au XVe siècle, époque qui est pour l’âme française la période de formation héroïque et créatrice. Son rôle actif finit avec l’affranchissement de la France par Jeanne d’Arc. La royauté bourgeoise, politique et prosaïque, tracassière et financière, de Louis XI met fin à l’époque chevaleresque. Les temps modernes commencent. Du même coup, le vieux sanctuaire normand cesse d’être un centre inspirateur. Comme si son idéale mission était terminée, la figure de l’archange ne passe plus dans les songes des moines et des guerriers, des voyantes et des bergères. Le roi peureux, hypocrite et vindicatif, va bien faire des pèlerinages à l’abbaye et fonder l’ordre des chevaliers de Saint-Michel, il ne peut que lui jeter un mauvais sort. L’ordre sera stérile, le sanctuaire ira dépérissant, profané par d’indignes destinations. Louis XIV, le grand roi, s’en désintéressera au point d’en faire une prison. Il y fera enfermer le gazetier Dubourg, qui l’avait