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Expédition d’Egypte.

Nous levâmes l’ancre le 20 mai 1798. Nous louvoyâmes toute la nuit, et, le lendemain, nous croisions dans les parages de la Corse,

    plaignait des vexations que ses nationaux éprouvaient de la part des beys qui gouvernaient l’Egypte, et il avait proposé au gouvernement d’envoyer des troupes à Alexandrie. Le ministre des affaires étrangères, Ch. Delacroix, l’avait appelé à Paris pour donner des explications : cependant, l’expédition n’aurait jamais été décidée si le Directoire n’avait promptement compris qu’il y avait là un prétexte, un moyen d’éloigner le général Bonaparte, tout en l’engageant dans une aventure incertaine et compromettante. Ostensiblement, on ne parlait que d’une descente en Angleterre.
    Bonaparte, qui flairait un piège, se tenait sur une grande réserve et continuait ses études sur la situation politique du moment. Il ne se faisait probablement pas d’illusions sur les chances de succès d’un débarquement en Angleterre et il n’était pas pressé d’exposer naïvement ainsi sa réputation.
    Cependant, il ne désirait pas non plus demeurer longtemps dans l’inaction à Paris, où les hommes s’usent si vite, où il se sentait surveillé, exposé à être compromis par les factions ou promptement oublié s’il n’agissait pas. Sans rejeter ouvertement l’idée d’une descente en Angleterre, il en proposait l’ajournement. Bonaparte représentait au Directoire que l’on ne pouvait songer à surprendre le passage de la Manche qu’à la faveur des mauvais temps et des brumes de l’hiver ; qu’en nivôse il était déjà trop tard pour terminer en temps utile les préparatifs d’une opération de cette importance ; que l’on avait forcément une année devant soi.
    Cependant, comme il sentait la nécessité de faire quelque chose, il avait accepté l’idée de commencer par une diversion en Orient, en allant menacer, par l’Egypte, les possessions anglaises dans l’Inde. Il ajoutait qu’il reviendrait, l’année suivante, pour diriger en personne la descente en Angleterre.
    Était-il sincère ? L’était-il même, cinq ans plus tard, quand il réunissait tant de bateaux sur les côtes de France, de Saint-Malo aux bouches du Rhin ? S’est-il jamais fait l’illusion de renouveler l’invasion de Guillaume le Conquérant ? Sa grande intelligence des choses de la guerre permet d’en douter. Bien des gens ont pensé que la coalition de 1805, qu’il avait dû prévoir, l’avait, en l’appelant sur les bords du Danube, tiré d’un grand embarras.
    Quoi qu’il en soit, le gouvernement avait commencé, dans les ports de la Méditerranée, et poussait avec ardeur les préparatifs d’une grande expédition maritime. Bonaparte se montrait moins pressé.
    Il devait quitter Paris le 23 avril 1798, quand on apprit que des Français, qui faisaient partie de la suite de Bernadotte, ambassadeur à Vienne, avaient été insultés par la populace. Il pouvait en résulter des complications politiques ; aussitôt le général Bonaparte annonça qu’il ajournerait son départ. On a dit qu’enfin, le 3 mai, il fut appelé à une séance du Directoire et qu’il y reçut l’ordre de partir sur-le-champ ; qu’il résistait et que, dans le cours de la discussion, Bonaparte ayant menacé de donner sa démission, le directeur La Réveillère, prenant une plume, la lui présenta froidement en lui disant : « Général, vous êtes le maître de la signer. » Il comprit qu’il fallait se soumettre et quitta Paris le lendemain.
    Rien ne pouvait plus empêcher l’expédition d’Egypte !

    Félix qui rerum potuit cognoscere causas !
    Le gouvernement avait accordé au général en chef 36,000 hommes de toutes armes et l’avait autorisé à dépenser 4 millions et demi par mois. (P. V. R.)