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auraient fait encore plus mauvaise impression sur nous, si nous n’avions été dominés alors par une pensée unique : celle de trouver de l’eau à boire.

Le lendemain, nous continuâmes notre route en marchant en colonne par divisions. Il nous semblait, pendant toute la journée, apercevoir, à l’horizon, des lacs dans lesquels se réfléchissaient des villages et des arbres, et toujours cette eau demeurait à la même distance, semblant fuir devant nous. C’est le phénomène produit par l’inégale densité des couches d’air échauffées par leur contact avec un sol brûlant, phénomène bien connu sous le nom de mirage. Mais ce qui était bien une réalité, c’est que nous continuions à être harcelés constamment par les Bédouins, qui nous suivaient en coupant des têtes.

Enfin, le 12 juillet, après une marche de quatre jours des plus pénibles, nous atteignîmes le Nil, à Ramanieh. Toute l’armée, hommes, chevaux et ânes, se jeta dans ce fleuve si désiré. Combien ces eaux salutaires nous parurent délicieuses ! Cependant plusieurs hommes furent mutilés ou entraînés par des crocodiles.

Nous remontâmes la rive gauche du Nil pendant environ une lieue. Nous bivouaquâmes en carrés. Le même jour nous fûmes rejoints par notre flottille, qui avait pénétré dans le Nil par la bouche de Rosette.

Combien une imprévoyance impardonnable avait été préjudiciable à l’armée ! On eût pu conserver la vie à bien des braves, qui périrent de soif, se suicidèrent ou furent assassinés pendant ces marches pénibles, et éviter à toute l’armée de cruelles souffrances. Il eût suffi de pourvoir, au départ, chaque soldat d’un petit bidon pour porter son eau. Le général en chef, qui connaissait le pays dans lequel il voulait nous conduire, pays dont le nom même était inconnu de tous, est responsable de cette incurie. S’il craignait que la distribution de ces ustensiles ne révélât notre destination, on eût pu les embarquer, en secret, sur l’escadre, et ne nous les remettre qu’au moment de quitter Alexandrie, mais pleins d’eau.

La même imprévoyance se retrouva en toutes choses. Le 13, nous fîmes séjour ; le biscuit avait été gaspillé et le pain manquait. Après avoir subi toutes les horreurs de la soif, nous mourions de faim, au milieu d’immenses quantités de blé ; la récolte était faite depuis longtemps, mais nous n’avions pas de moulins pour faire de la farine, pas de fours et pas de bois pour cuire du pain. Nous nous nourrîmes de pastèques ou melons d’eau, et, quoique ce fût notre unique aliment, personne n’en fut incommodé[1].

  1. D’Alexandrie, la division Menou, commandée par le général Dugua, avait été envoyée à Rosette, qui ouvrit ses portes sans coup férir. La branche occidentale du Nil devenant ainsi accessible, une nombreuse flottille, commandée par le chef de division Perrée, avait pu remonter le fleuve. La division Dugua, marchant sur la rive gauche, à hauteur de la flottille, n’avait manqué ni d’eau, ni de vivres, et n’avait nullement souffert. Elle rejoignit l’armée à Ramanieh, où elle arriva avec la flottille. Il est surprenant que Bonaparte, qui n’avait pas de moyens de transport et qui devait s’attendre au manque d’eau, n’ait pas adopté, pour toute l’armée, l’itinéraire de la division Dugua. Il n’y gagna même pas comme rapidité, puisqu’il fallut ensuite passer quatre jours à Ramanieh. (P. V. R.)