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point permis de le franchir. En entreprenant cette marche, il sacrifiait tout ce qu’il avait laissé en Égypte, c’est-à-dire environ le tiers des troupes qui lui restaient. On ne peut donc croire à un projet si déraisonnable, et, cependant, on a entendu Bonaparte, en parlant de Sydney Smith, auquel il n’a jamais pardonné[1], répéter souvent : « Cet homme m’a fait manquer ma fortune. »

Par dépit, le général en chef voulut, avant de quitter Saint-Jean-d’Acre, y laisser une terrible trace de son passage. Il accabla la ville de ses feux et la laissa presque réduite en cendres. C’étaient autant de munitions de moins à emporter ; mais les blessés étaient un bien autre embarras.

On avait perdu par le feu et par les maladies plus du tiers de l’effectif emmené en Syrie et l’on avait 1,200 blessés à emporter.

On encloua devant Acre toute l’artillerie que l’on ne pouvait emmener, on jeta les poudres à la mer. Puis l’armée, ou, du moins, ses débris, reprirent la route du désert, qu’il fallait traverser de nouveau pendant une retraite de 80 lieues.

L’on fit des brancards avec des branches d’arbres et l’on distribua les blessés ou les malades par groupes de huit soldats. Quatre hommes portaient le blessé à tour de rôle, les quatre autres portaient chacun deux fusils. Les chameaux et les chevaux des états-majors et des corps furent affectés au transport des blessés non amputés. Tous les blessés portés sur des brancards, qui avaient la figure au soleil de Syrie, souffrirent beaucoup. Ceux qui les portaient souffraient de la fatigue, de la faim, et de la soif plus terrible encore. Sur tous, la peste exerçait ses affreux ravages. On arriva à Jaffa, où l’on avait établi un grand hôpital, sur lequel on avait évacué tous les pestiférés de l’armée. On fit sauter les fortifications de la place ; quant aux malades, on prit le parti de les abandonner. Leur mort était certaine, les Arabes, qui nous suivaient, allaient les achever. On a dit que Bonaparte ordonna au médecin en chef Desgenettes de les empoisonner avec de l’opium, et que Desgenettes refusa en ces termes : « Mon métier est de les guérir et non de les tuer. »

Je dois dire que l’opinion générale dans l’armée était qu’ils avaient été empoisonnés. Elle ne le vit pas, mais ce qu’elle vit, c’est que l’on abandonna, à Jaffa, outre les pestiférés, beaucoup d’hommes amputés ou atteints de blessures graves et qui (disaient

  1. On assure que Sydney Smith, qui a si bien défendu Saint-Jean-d’Acre, y était né. Étrange coïncidence ! Il était, au moment du siège, ministre plénipotentiaire du roi d’Angleterre près la Porte ottomane. (P. V. R.)