Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/680

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours au-dessus d’elle. Et si nous ne croyons pas, pour beaucoup de raisons, qu’il ait provoqué l’occasion de Tartufe, tout nous permet de dire que, quand Molière la lui eut donnée, il s’en servit comme d’un instrument de règne. Vrais ou faux, les « dévots » lui étaient suspects de vouloir lui imposer une autre volonté que la sienne, peut-être même, comme les protestans jadis, de prétendre former un parti, un état dans l’État. Après une longue hésitation, — qu’il accorda surtout aux instances de sa mère ou peut-être à celles de l’archevêque de Paris, M. de Péréfixe, son ancien précepteur, et de M. de Lamoignon, — il laissa donc jouer Tartufe. Et sachant que la pièce était « capable de produire de très dangereux effets, » il se crut sans doute assez fort pour empêcher les choses d’aller plus loin qu’il ne voulait, mais il ne fut la dupe de personne, ou même c’est précisément parce qu’il avait mesuré la portée prochaine de la comédie qu’il finit par en autoriser la représentation.

Ne le sait-on pas bien, d’ailleurs, quand on le loue « d’avoir remporté ce jour-là l’une des plus glorieuses victoires de son règne ! » Car, autrement, que voudrait-on dire ? et de quoi le louerait-on ? Mais on le loue, en dépit des fanatiques, s’il y en avait à sa cour, d’avoir mieux compris les vrais intérêts de la religion que tout ce qu’il y avait alors autour de lui d’esprits sincèrement et profondément religieux. C’est eux qui ont eu tort de se sentir atteints et blessés par Tartufe. Ils n’ont pas compris Molière. En distinguant la fausse dévotion de la vraie, « le masque d’avec la personne » et « la fausse monnaie d’avec la bonne, » ils n’ont pas vu le service que cette « comédie réformatrice » rendait à la cause de la religion. Mais Louis XIV l’a vu, parce qu’il était lui-même comme en dehors et au-dessus du débat ; on le loue d’avoir eu le courage de s’y mettre ; et nous, aujourd’hui, ce qu’il a si bien vu, nous avons la prétention de le voir encore mieux que lui.

Ai-je besoin de montrer ce qu’il y a d’étrange dans cette prétention ? et qu’elle pourrait, à elle toute seule, nous être un assez sûr garant de la vraie pensée de Molière ? Pour « innocenter » Tartufe, elle suppose, en effet, qu’où les Bossuet et les Bourdaloue n’ont rien vu, c’est nous, critiques dramatiques et conférenciers de l’Odéon, fils de Voltaire et du XVIIIe siècle, — qui n’usons de la religion, quand encore nous en usons, qu’au jour de notre mariage ou de notre enterrement, avec accompagnement de chanteurs de l’Opéra, — c’est nous qui savons, c’est nous qui voyons clair, et c’est nous qui pouvons dire avec exactitude où la religion finit et où l’hypocrisie commence. Si cependant nous étions sincères, — ou plutôt, si nous prenions seulement la peine de réfléchir, — nous nous rendrions compte que