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qui devaient sortir un jour de ses doctrines, c’est ce que je n’oserais dire, mais c’est ce qui n’importe guère. Ni Voltaire, ni Diderot non plus n’ont prévu, ni sans doute voulu, tout ce qui s’est fait depuis eux sous l’autorité de leur nom. Dans l’ardeur de la lutte, enveloppé qu’on est et comme aveuglé par la fumée du champ de bataille, à peine mesure-t-on ses coups, bien loin d’en pouvoir préjuger les effets. Peut-être, d’ailleurs, est-ce le propre du génie que d’insinuer ainsi dans son œuvre quelque chose de plus qu’il n’y croyait mettre lui-même. Le talent, qui sait tout ce qu’il fait, qui peut en rendre compte, ne le peut et ne le sait que comme incapable d’étendre son regard au-delà des horizons de son temps ou des bornes actuelles de son expérience ; mais le génie, lui, c’est vraiment le pouvoir d’anticiper sur l’avenir ; et d’âge en âge, ses créations ne changent pas pour cela, comme on le dit quelquefois, de nature ou de sens, mais je les compare à ces lois dont la formule féconde enveloppe jusqu’aux phénomènes qu’elles n’ont pas prévus. On ne me disputera pas le droit d’inscrire Molière au rang et au nombre des hommes de génie.

En tout cas, conscient ou non de l’entière portée de son œuvre, ce qui n’est pas douteux, c’est que, fils de Montaigne et de Rabelais, ami de Chapelle et de La Fontaine, amant de Madeleine Béjart et mari d’Armande, nul n’a été plus libre que Molière, plus dégagé de toute croyance, plus indifférent en matière de religion, ni, par cela même, plus agressif, en un temps où la religion ne laissait à personne la liberté de son indifférence. On la lui eût accordée que, comme j’ai tâché de le montrer plus haut, je crois qu’il eût encore attaqué dans la religion tout ce qu’elle prétend imposer d’entraves au développement ou à l’expansion du naturel et de la nature. Son œuvre rentre ainsi dans l’histoire, et il reprend la place à laquelle il a droit dans l’histoire des idées. La physionomie générale du XVIIe siècle en est sensiblement modifiée. La fausse unité qu’on lui prêtait n’est plus qu’en étalage ou en superficie. On y distingue des époques, et, dans chacune de ces époques, des partis. Les cartésiens en font un et les jansénistes un autre. Mais les libertins en forment un troisième, et Molière en est le plus illustre représentant. Ce que l’on ne murmurait pour ainsi dire qu’à portes closes, comme entre complices, dans les coteries des beaux esprits, il l’a dit publiquement, à portes ouvertes. Ce qui n’était qu’une doctrine secrète ou réservée, dont on ne croyait pas que le vulgaire fût encore capable, il l’a enseigné sur la scène, et comme inoculé aux clercs de procureurs, aux mousquetaires, et à la valetaille qui remplissaient le parterre. Enfin, ce qui n’était qu’une théorie à laquelle on n’osait pas toujours conformer sa conduite, il en a fait une