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mille autres Turcs avaient péri sous nos coups. Les derniers survivans étaient entre nos mains.

L’armée ennemie avait, chose inouïe, disparu tout entière.

Cette bataille, la plus sanglante de la guerre d’Egypte, du siècle, si l’on tient compte du nombre des combattans, couvrit de gloire l’armée d’Orient et son général en chef.

Kléber, arrivant après la victoire, saisit Bonaparte dans ses bras et lui cria :

« Général, vous êtes grand comme le monde ! »

Le 3 août, nous reprîmes le chemin du Caire, ramenant le pacha, son fils et les officiers turcs qui avaient été faits prisonniers. En deux marches nous arrivâmes à Ramanieh ; nous nous y embarquâmes sur le Nil.

La barque qui portait le général en chef était couverte de queues de pachas, de bannières et de drapeaux turcs. Le coup d’œil de l’armée embarquée tout entière et remontant le Nil était superbe ! Nous arrivâmes au Caire.

Il était temps de vaincre à Aboukir ! Mourad-Bey allait amener à l’armée de débarquement 3,000 mamelucks pour constituer la cavalerie qui lui manquait. L’Egypte entière devait participer à une insurrection formidable, dont le Caire allait donner le signal. On trouva, à la grande mosquée, 5,000 fusils, beaucoup de cartouches, des lances et des bâtons ferrés qui y étaient cachés. Heureusement tout fut promptement découvert, et les coupables furent sévèrement punis. C’était la seconde fois que cette ville du Caire, envers laquelle on avait usé de si grands ménagemens, conspirait contre nous. Elle devait être incorrigible.

Pour le moment, notre victoire avait consterné cette immense population ; elle était effrayée, tout rentra promptement dans l’ordre.

L’armée, n’ayant plus d’ennemis à combattre, fut mise en cantonnemens pour se reposer. La 32e fut envoyée à Menouf, dans le Delta.

L’armée jouissait de sa victoire, mais sans illusions. Elle venait de détruire, à Aboukir, la plus grande partie des forces ottomanes lancées contre elle. Comme au Mont-Thabor, elle avait remporté la victoire cette fois encore, mais demain ? Demain, on devait s’attendre à recommencer, contre d’autres troupes, une lutte dans laquelle nous nous affaiblissions toujours. Nous faisions, chaque fois, des pertes cruelles et irréparables ; nous nous usions rapidement même dans nos triomphes, et tout le monde comprenait que cette expédition imprudente ne pouvait finir que par une catastrophe inévitable. Chacun de nous avait donc fait mentalement le sacrifice de son existence, mais il était bien résolu à la défendre le plus longtemps possible.