Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même, bien souvent, ignore tout le premier les vraies raisons de ce qu’il enseigne. Il enseigne la grammaire parce qu’il est agrégé de grammaire ; il enseigne la littérature latine ou grecque parce qu’il est agrégé des lettres ; ne lui en demandez pas davantage. Et il enseigne par les mêmes méthodes dont on s’est servi pour lui enseigner les mêmes choses : c’est à quoi se réduit toute sa pédagogie. Faut-il s’étonner que, pendant huit ou neuf ans, la plupart des élèves se demandent ce qu’on leur veut, à quoi tendent ces « travaux forcés » de grammaire ou de littérature ancienne ? Faut-il s’étonner encore si, sortis du lycée, ils n’ont même pas la conscience du réel profit qu’ils doivent à leurs études, et s’ils viennent grossir le nombre des enfans ingrats qui battent leur nourrice ? En un mot, notre enseignement classique n’a point d’idées directrices ; il vit ou végète sans connaître ses raisons de vivre : c’est un inconscient. Il en est réduit, comme le héros de certaine fable, à invoquer la coutume et l’usage : « Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis rendu maître et seigneur. » Quant à expliquer la coutume et l’usage, il en est incapable, et cela dans le pays du monde où il est le plus impossible de maintenir une coutume, une tradition, une loi sans en donner de bonnes raisons. Encore les raisons les plus péremptoires ne suffisent-elles pas toujours à protéger ce qui existe contre notre fureur de changement. Il est donc essentiel que l’enseignement classique prenne désormais conscience de son rôle moral et national, et il n’est pas moins essentiel qu’il communique cette conscience à la jeunesse. Pour cela, une organisation est indispensable qui place un but précis devant les yeux de tous et coordonne les moyens par rapport à ce but. Nous essaierons plus tard, après avoir critiqué les projets « d’humanités modernes » dont on nous menace, d’indiquer les idées directrices qui semblent nécessaires à la réforme des humanités anciennes[1].

  1. La réorganisation du baccalauréat, récemment acceptée par le conseil supérieur, pourra achever, si elle ne reçoit pas de correctif, la désorganisation et l’abaissement des études. Il est bon d’établir un « livret scolaire » et de retenir tous les élèves jusqu’à la fin de la rhétorique, mais ce n’est pas assez. La substitution facultative de cours de sciences aux cours de grec à partir de la troisième en vue des carrières scientifiques, permettrait aussi bien de retenir tous les élèves jusqu’à la fin de la philosophie. Cette dernière classe est aujourd’hui presque la seule où l’enseignement ait fait des progrès et porté des fruits : tous les rapports officiels le constatent, et c’est précisément celle qu’on va à son tour désorganiser et dépeupler. D’après le nouveau projet, dans la première partie de l’examen du baccalauréat à la fin de la rhétorique, on exigera des candidats une version latine et une composition française ; fort bien, mais l’année d’après, il y aura trifurcation : quelques rares élèves de bonne volonté feront de la philosophie, les autres des mathématiques, les autres de la physique, et, dans la seconde partie de l’examen, on donnera le choix entre une composition de philosophie, une composition de mathématiques ou une composition de physique. Les écoles du gouvernement et la plupart des ministères exigeront ou accepteront de leurs aspirans le baccalauréat à composition scientifique ; les facultés de médecine et celles même de droit s’en contenteront peut-être ; conséquence : la classe de philosophie sera abandonnée, comme ne conduisant à rien, par la majeure partie des élèves (au moins la moitié, selon une statistique officielle), et elle sera abandonnée par ceux qui en auraient le plus besoin, par les futurs hommes de science, et les futurs médecins. Le petit cours de logique et de morale élémentaire qu’ils suivront ne sera qu’une philosophie mutilée et insuffisante, une philosophie de manuel en vue d’une épreuve orale sans importance. Le baccalauréat au rabais qu’on appelle « baccalauréat de l’enseignement classique » n’est donc « unifié » qu’en apparence et de nom : il demeure triple en réalité. Le baccalauréat ès lettres y est noyé dans le baccalauréat ès sciences, en attendant que les deux soient noyés dans le baccalauréat de l’enseignement spécial, qu’on érigera en baccalauréat classique français. Déjà on a soin de rapprocher même les deux titres, en substituant au nom de bachelier es lettres le nom ambigu de « bachelier de l’enseignement classique. » — Plus tard, on unifiera encore (en apparence) le baccalauréat de l’enseignement classique actuel et le nouveau baccalauréat de l’enseignement classique français, qui finira par tout absorber. Le danger est visible et menaçant : on sacrifie le certain à l’incertain. Selon nous, pour prévenir la disparition des vraies études classiques par rétrécissement graduel, il est essentiel d’exiger, pour tous les candidats, la dissertation française sur un sujet de philosophie ; on y ajoutera, pour un certain nombre, une composition scientifique. Les écoles du gouvernement, les facultés de droit et de médecine, les administrations publiques, déjà si encombrées, ne doivent pas ouvrir leurs portes à des élèves n’ayant point reçu cette complète culture littéraire et philosophique qui est le moyen de sélection par excellence. Quant au baccalauréat de l’enseignement spécial, il doit être purement et simplement supprimé ; en effet, outre que nous avons assez de bacheliers, il faut maintenir avec soin la hiérarchie des deux enseignemens et la supériorité du véritable enseignement classique, si on ne veut pas que ce dernier soit bientôt ruiné par la facile concurrence d’un inférieur qu’on aura érigé pratiquement en égal.