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NI DIEU NI MAITRE. 843 MEYNARD. Mais ce n’est pas possible, voyons!.. Le processus des maladies de la moelle épinière est tout différent ! PIERRE. Laisse-moi donc tranquille, avec tes processus!.. C’est bon pour les cliens, ces mots-là, ça fait partie du traitement. Nous sommes ici entre médecins, n’est-ce pas? Eh bien! tu sais comme moi que nous ne savons rien, rien, rien, pas ça! MEYNARD. Tu y croyais, pourtant, à la médecine ! PIERRE. Tant que j’ai dû seulement soigner les autres, c’est possible!.. Mais, depuis des semaines que je m’observe, que je me surveille, que je m’analyse, que je suis, enfin, à moi-même mon propre ma- lade, sais-tu ce qui arrive? Je ne comprends plus rien, je ne vois plus clair, mon jugement se trouble, j’hésite, je doute, toute cer- titude m’échappe, je m’aperçois que mon ignorance est sans bornes, — comme l’était ma présomption quand je pensais savoir quelque chose!.. Je sens que mon propre organisme, ce corps humain que je croyais si bien connaître, que j’ai disséqué mort et charcuté vivant, cette chair, ces muscles, ces artères, cette ossature, ces nerfs, tout mon être, enfin, m’est un mystère insondable, et je deviens fou rien qu’à me pencher sur cet abîme qui est moi!.. Voilà, mon cher, où j’en suis! MEYNARD. Diable ! Tu as fait du chemin, depuis six semaines !.. Ainsi, c’est de ce côté-là que tu te crois menacé ?.. PIERRE. Oui, à de certains momens... Aujourd’hui, par exemple, à cause de je ne sais quelle trépidation interne que j’éprouve, comme si quelque crise couvait... comme si, même, elle était toute proche... Et puis, à d’autres momens, je n’y crois plus... Est-ce que je sais, moi, est-ce que je sais?.. MEYNARD. Quel malheur que je n’aie pas eu plus souvent dans ma clien- tèle l’occasion...