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trop indiscret pour exécuter avec fermeté[1] un plan original et profond, incapable de dominer assez l’opinion, la favorite, le roi, pour s’élever jusqu’à la vraie gloire, le duc de Choiseul, connu d’abord sous le nom de comte de Stainville, réalise à merveille le type chi personnage sympathique, si nécessaire aux peuples, au« romanciers, aux auteurs dramatiques, personnage que chaque époque marque de son empreinte particulière, dont elle fait une sorte de miroir où se reflètent, savamment embellis, ses qualités et ses défauts. Il avait commencé par jouer le rôle d’homme à bonnes fortunes, ce qui prouve, observe méchamment Duclos, que tout le monde peut y prétendre ; mais Duclos oublie que la beauté des hommes, c’est leur esprit. Tant de galanterie, un goût si décidé pour le plaisir, le firent d’abord juger défavorablement. Ce n’est, pensait-on, qu’un petit-maître sans talent qui a un peu de phosphore dans l’esprit. Benoît XIV l’appelle un fou qui a bien de l’esprit[2]. Il est vrai que ce fou lui donnait de la tablature et consternait la cour pontificale par ses hautaines excentricités : un jour, par exemple, ayant appris qu’on a donné au gouverneur de Rome la loge de l’ambassadeur de France, il arme ses gens et se rend au théâtre Alberti, après avoir annoncé qu’il jettera le gouverneur dans la salle s’il se présente. Le pape ayant chargé le cardinal Valenti de lui adresser une sévère mercuriale, Choiseul l’écoute nonchalamment, claque des doigts presque sous le nez de Son Éminence, et, du ton le plus dégagé : « Vous vous moquez de moi, monseigneur ; voilà trop de bruit pour un petit prestolet quand il s’agit d’un ambassadeur de France. » Puis il pirouette sur ses talons et sort. Une autre fois il eut une discussion fort vive avec le pape lui-même, qu’il voulait empêcher de nommer Acquinto à la place de secrétaire d’état, devenue vacante. Dans un transport de colère, le saint-père se lève de son fauteuil, prend Choiseul par le bras, et, l’y poussant, s’écrie : « Fa il papa, fais le pape ! » Et l’ambassadeur de répliquer : « Non, saint-père, remplissons chacun notre charge ; continuez à faire le pape, et moi, je ferai l’ambassadeur. » Puis, pour tout concilier, il obtint la permission d’annoncer à Acquinto que c’était à sa demande qu’il était nommé. Poussé par le parti dévot, le dauphin avait en 1700 intrigué pour faire

  1. « Il inventait des indiscrétions, ajoute Gleichen, pour donner le change, et se consolait d’un embarras par le plaisir de s’en tirer… Il était vraiment l’homme du moment pour jouir, faillir et réparer, vraiment ingénieux pour trouver des expédions… »
  2. Il est encore de Benoit XIV, ce mot si curieux : « Est-il besoin d’autre preuve de l’existence d’une Providence que de voir prospérer le royaume de France MUS Louis XV ? »