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mille poulets par an, et que le seul article du pain montait à trois cents livres par jour. Toute la maison était habituée à un ton de politesse particulier, si bien que Cheverny entendit le gardien des porcs répondre, chapeau bas, à une question sur leur hygiène : « Monseigneur leur fait bien de l’honneur, ils se portent tous à merveille. » Chose admirable ! Les serviteurs semblaient rivaliser de dévoûment avec les amis. Le duc, voulant diminuer un peu ses dépenses, annonça à son maître d’hôtel qu’il n’aurait plus besoin d’un homme dont le talent ne devait pas demeurer enfoui à la campagne. Et Lesueur de répliquer aussitôt : « Cependant, monsieur le duc, il vous faut au moins un marmiton, et je vous demande la préférence. » Ayant à remplacer le concierge du château, Mme de Choiseul propose cette place à un valet de chambre qu’elle désirait récompenser. « Je n’en veux point, dit vivement Champagne, je suis à vous depuis vingt-deux ans, et si mes services vous sont agréables, je ne vous demande que la permission de les continuer. — Mais, Champagne, vous serez également à moi, vous ne sortirez pas de la maison. — Non, madame, je ne puis m’y résoudre ; j’entre quarante fois chez vous ou dans le salon chaque jour, j’y vois mes maîtres ; quand je serai dans la conciergerie, à peine pourrai-je les apercevoir. — Mais on dit que cette place est meilleure que la vôtre ; je ne suis pas en état de faire votre fortune, je ne puis pas même vous donner des gratifications comme je le désirerais. — Et qu’ai-je besoin de fortune ! Est-ce que je vous demande quelque chose ? Que j’aie une croûte de pain et votre service, je ne souhaite rien de plus. » Des larmes abondantes lui coupèrent la parole. La duchesse ayant raconté le trait, tout le monde félicita Champagne, qui répondit très simplement que c’était la seule occasion pour lui de témoigner son attachement à ses maîtres.

Parmi les fidèles de Chanteloup, figurent deux personnages originaux et peu connus, le baron de Gleichen et M. du Buc. Né en 1735, à Nemendorf, chambellan de la margrave de Bayreuth, Gleichen entra, grâce à la protection du duc, au service du roi de Danemark, fut ministre pendant trois ans en Espagne, en France de 1763 à 1770 ; on l’envoya ensuite à Naples, à Stuttgart, et après sa mise à la retraite, il se retira à Ratisbonne où il écrivit de piquans souvenirs[1] et mourut en 1807. C’était un homme d’esprit, mais fort

  1. Gleichen avait une chatte fort intelligente, toujours occupée à se mirer dans la glace, à s’en éloigner pour s’en rapprocher en courant, et surtout à gratter autour des cadres, comme pour satisfaire une curiosité. Un jour, il établit son miroir de toilette au milieu de la chambre, afin de lui procurer le plaisir d’en faire le tour. Elle commença pur s’assurer, en s’approchent et se reculant, qu’elle se trouvait devant une glace pareille aux autres. Elle passa derrière à plusieurs reprises, courant toujours plus fort ; mais, voyant qu’elle ne pouvait atteindre ce chat prompt à lui échapper, elle se plaça au bord du miroir, et, regardant alternativement d’un côté et de l’autre, elle s’assura que le chat ne pouvait être ni avoir été derrière le miroir ; ainsi, elle se persuada qu’il devait être dedans. Pour le constater, elle se dressa en allongeant ses deux pattes, afin de tater l’épaisseur, et, sentant qu’elle ne suffirait pas à renfermer un chat, elle se retira tristement, convaincue qu’il s’agissait d’un phénomène au-dessus du cercle de ses idées ; et dorénavant elle ne regarda plus aucune glace. Plus sage que les hommes, qui ne mettent aucunes bornes à leurs recherches, Ermelinde parut à Gleichen avoir été le Kant des chats.