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de ses vertus, augmenterait ses forces du double, qu’elle resterait toujours la plus honnête femme du monde et ne serait pas la plus frêle. Philosophe, habituée de bonne heure à méditer et réfléchir, elle : rencontre des maximes d’une beauté toute stoïque, qui jaillissent en quelque façon de son âme comme l’eau de la source. « Croyez, écrit-elle, que l’honneur est libre par tout pays et que, par tout pays, il suffit au bonheur. » D’ailleurs, en fait de bonheur, elle estime qu’il ne faut pas rechercher le pourquoi ni regarder au comment ; ce n’est que du mal qu’il faut rechercher les causes et les moyens pour arracher l’épine qui nous blesse ; et, quand on le veut bien, il est rare de ne le point pouvoir. Elle le dit, parce qu’elle le croit, peut-être parce qu’elle le sait. « Loin d’inculper l’humanité, bénissons la nature qui a donné au temps la cure des plaies du cœur. Le courage et la sagesse triomphent des autres maux. La plupart ne doivent leur existence qu’à la faiblesse ou à la folie. Il est juste de porter les chaînes que l’on s’est forgées. Il n’est pas si difficile d’être heureux, et cette idée du moins est consolante si elle n’est pas neuve….. »

Elle fit elle-même son éducation, et ce qu’elle apprit, elle ne le dut ni aux préceptes ni aux livres, mais, selon sa propre expression, à quelques disgrâces. Sa mère se contenta de lui inculquer cette maxime vraiment trop sommaire : « Ma fille, n’ayez pas de goûts. » Du moins ne lui donna-t-elle pas les erreurs des autres. Mlle Crozat du Châtel n’eut pas de goûts, mais elle eut une passion qui dura toute sa vie : elle adora son mari. Mmes de Beauvau, de Maurepas, de Mirepoix, Necker, bien d’autres aiment leurs maris, mais elles en sont aimées, uniquement aimées : le duc de Choiseul respecte, admire sa femme, mais il se montre infidèle, publiquement infidèle, elle le sait, elle en souffre, et non-seulement elle se tait et pardonne, mais elle ne cesse de le proclamer le meilleur des hommes et le plus rare de son siècle, d’affirmer qu’il sera bien plus grand dans l’histoire qu’il ne parait maintenant, de ramener à lui ceux qu’aliénaient sa légèreté et l’arrogance de sa sœur. Et, quinze ans après son mariage, à peine ose-t-elle espérer qu’il commence à n’être plus honteux d’elle, « car c’est un grand point de ne plus blesser l’amour-propre des gens dont on veut être aimé. » Et sous sa plume naissent à chaque instant les expressions les plus charmantes qui peignent le désir de redevenir jeune et jolie, de plaire à l’inconstant époux. « Il est fâcheux qu’elle soit un ange, j’aimerais mieux qu’elle fût une femme, mais elle n’a que des vertus, pas un défaut. » Quel hommage de la part de cette Mme du Deffand, que l’humeur et l’ennui entraînent sans cesse à critiquer ses meilleurs amis, qui, dans cette correspondance avec Walpole